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Ulcéré, Ran Halévi, qui avait lui aussi accompli son brillant parcours universitaire sous la tutelle bienveillante du grand historien, s’étrangla : « C’est la première fois que je vois quelqu’un rompre avec les morts ! »

Ces batailles picrocholines firent quelques ronds dans l’eau de la fontaine Saint-Michel. On s’empoigna, on s’enfiévra, on rompit. Il resta ce mot « réactionnaire » qui devint l’insulte suprême du débat intellectuel et politique parisien, quand des « progressistes » voudront dénoncer une réalité qui leur déplaisait. C’était un passage de témoin : fasciste avait fait son temps depuis Staline ; réactionnaire reprenait du service. Le XXe siècle était clos ; le XIXe revenait en force.

Lindenberg retournerait bientôt à l’anonymat. Il avait connu la gloire éphémère d’un Ravaillac, exalté manipulé par des grands qui lui demeurèrent à jamais inconnus, assassin d’Henri IV pour une cause qui le mystifiait, dans un conflit qui le dépassait.

2003

14 février 2003

Le képi de De Gaulle

sur la tête d’Aristide Briand

Ce fut le jour qu’il attendait depuis sa prime enfance ; le jour de son entrée dans l’Histoire ; le jour où ce Narcisse flamboyant put enfin contempler dans son miroir une image digne de l’idée qu’il s’était faite de lui-même et de son destin. Il ne s’était pas trompé. Les Français lui en surent gré. Ce cher et vieux pays avait encore besoin de vibrer avec de grands mots, de grandes épopées. On écrivit des articles, des livres contant les moindres détails de la geste ; une bande dessinée sarcastique et admirative à la fois lui fut consacrée ; un film, enfin, fut tiré de la BD. Même les gens de gauche lui tressaient des louanges ; même les rares Français approuvant la guerre américaine en Irak louèrent sa hauteur de vue et l’élégance de son panache. Dominique de Villepin resterait à jamais l’homme du discours devant le Conseil de sécurité de l’ONU, le 14 février 2003. On diffusa en boucle sur les chaînes de télévision, et dans les rétrospectives innombrables ensuite, ses derniers mots : « Et c’est un vieux pays, la France, d’un vieux continent comme le mien, l’Europe, qui vous le dit aujourd’hui, qui a connu les guerres, l’occupation, la barbarie… » Et les applaudissements – fait unique au Conseil de sécurité de l’ONU – qui crépitent. Villepin était entré dans l’Histoire et Chirac avait sauvé son quinquennat de la vacuité et de l’oubli.

Gaullien ! L’adjectif lui fut spontanément et unanimement accolé. Gaullien : un Français se dressait face à l’Amérique arrogante et menaçante. Gaullien : la diplomatie française constituait un front avec l’Allemagne et la Russie, dans une « Europe de l’Atlantique à l’Oural », et coalisait des pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud « la mano en la mano ». Gaullien : le verbe flamboyant, jusqu’au physique de mousquetaire de Villepin. Gaullien : l’homme qui dit non.

À part ceux de l’exorde final, personne ne fit attention aux mots. Ils n’étaient pourtant pas à négliger. Le texte était structuré autour de la poursuite des inspections par des experts de l’ONU des sites où se fabriquait la supposée bombe atomique irakienne. Villepin ne contestait pas le droit de l’ONU d’interdire à l’Irak de fabriquer sa bombe ; il ne délégitimait même pas une éventuelle intervention militaire ; il voulait la remettre à plus tard. Il s’efforçait de démontrer que « la poursuite du processus d’inspection [ne] serait [pas] une sorte de manœuvre de retardement visant à empêcher une intervention militaire ».

C’était un texte de diplomate. Il était empli à tous les coins de phrase d’éloges de « la Communauté internationale, son unité, sa légitimité, sa vertu », et du « temple » des Nations Unies. On se souvient que le général de Gaulle brocardait le « machin » onusien, à qui il interdisait de se mêler des affaires algériennes. Quand le général de Gaulle réclama la paix au Vietnam, lors de son célèbre discours de Phnom Penh, il ne le fit pas comme porte-voix d’une « communauté internationale », dont il savait, lui, qu’elle était une fumisterie, un mythe inventé par les idéalistes, les naïfs, et utilisé par les cyniques. De Gaulle était un émule de Machiavel et Richelieu : il ne connaissait que les rapports entre États, les souverainetés nationales et la  Realpolitik. Il ignorait les régimes, et appelait l’URSS la Russie, pour bien montrer que sa couleur idéologique de l’instant s’inclinerait un jour ou l’autre devant sa millénaire identité nationale. Il ne faisait pas la morale au nom des droits de l’homme. La présence de la France au Conseil de sécurité n’impliquait pas pour lui une responsabilité particulière au sein de la « communauté internationale », mais le retour in extremis – et dont il connaissait mieux que personne l’aspect inespéré, voire usurpé – de la France, après sa déroute de mai-juin 1940 dans le club restreint des Grands de ce monde. Dans son Bloc-notes, François Mauriac avait alors décrit avec une rare finesse la souffrance, la douleur suprême qui avait été la sienne, et celle du Général, de constater que la France n’avait pas été invitée au partage du monde opéré à Yalta entre Russes, Américains et Britanniques, alors que notre pays avait toujours été présent, même après son ultime défaite napoléonienne, dans ces marchandages décisifs entre maîtres du monde.

Villepin n’ignorait rien de tout cela. Sa révérence onusienne était en partie une tactique pour enfermer les Américains dans leurs contradictions, eux qui n’ont de cesse d’utiliser le droit international quand ça les arrange (et gêne leurs rivaux ou partenaires) et de s’en affranchir quand il corsète leur souveraineté. Mais pas seulement. Il y avait, dans la trame du discours de notre ministre des Affaires étrangères, une inspiration pacifiste non jouée. Depuis les deux guerres mondiales, la guerre était devenue un tabou en France et dans tout le continent européen. On était persuadé en Europe (et seulement là) que l’avenir appartenait au droit, aux normes et au marché. Le canon était désuet, condamné à rouiller dans les poubelles de l’Histoire. Dans le jargon bruxellois, on dit que le soft power supplante le hard power.

C’est devenu la règle entre pays européens qui se sont tant fait la guerre pendant des siècles ; et avec ce zeste d’arrogance qui leur reste, les Européens sont convaincus qu’ils continuent d’être l’avenir du monde. Derrière la posture gaullienne, le discours de Villepin était imprégné d’une pensée briandiste : la guerre est un mal en soi ; la paix, toujours préférable. Dans chacun des effets de manche villepinesques, on entendait l’écho des célèbres « Guerre à la guerre », et « Arrière les canons » d’Aristide Briand.

Le pacifisme profond imprégnant ce texte répétait que la guerre ne peut qu’infecter une plaie davantage qu’elle ne la cautérise. Dans l’affaire irakienne, les Français avaient mille fois raison ; même les Américains en conviennent dix ans plus tard : la guerre ramena l’Irak à l’âge de pierre, donna le pouvoir à la majorité chiite, et donc au voisin iranien, contempteur acharné du grand Satan américain, avant de déclencher, in fine, la révolte des djihadistes sunnites, qui déchirèrent ce qui restait des frontières et des États-nations hérités de la colonisation franco-anglaise.