L’envolée ultime de Villepin exaltant « le vieux pays et le vieux continent » répondait de prime abord à l’insulte de Donald Rumsfeld, ministre de George Bush, qui avait rangé avec mépris France et Allemagne dans une « vieille Europe » craintive et lâche, pour mieux glorifier la « jeune Europe » des pays comme la Pologne ou l’Espagne qui, avec le traditionnel allié britannique, s’étaient rangés derrière leur nouveau protecteur américain. Mais Villepin faisait aussi référence aux deux guerres mondiales, à ses horreurs et à ses malheurs que les Européens avaient juré de conjurer à tout prix, et qui avaient accouché en France, et plus encore en Allemagne, d’un pacifisme devenu existentiel et inexpugnable.
Le discours de Villepin survint à un moment de bascule historique au sein du Quai d’Orsay : les vieilles générations gaullistes s’effaçaient ; les jeunes pousses kouchnerisées débarquaient en masse. Villepin se situait au point d’équilibre entre la nostalgie gaullienne de la France qui affrontait l’Amérique au nom de la résistance du plus emblématique des États-nations à un Empire devenu « hyperpuissance », et un millénarisme postchrétien qui conduira notre pays, au nom de la religion des droits de l’homme et de l’ingérence humanitaire, dans le giron impérial de l’Amérique.
Bientôt, Sarkozy ramènerait notre armée dans les organisations intégrées de l’OTAN ; sous sa direction, puis celle de son successeur socialiste, François Hollande, la France deviendrait le dernier bastion d’un néoconservatisme belliqueux, intervenant – ou poussant à l’intervention militaire – au nom de la lutte contre le terrorisme, de la guerre aux tyrans et de la protection des populations civiles : Libye, Iran, Syrie. On serait alors fort loin des principes gaulliens de respect des souverainetés et des indépendances nationales. On verrait même – paradoxe suprême – notre pays – sous Sarkozy puis sous Hollande – s’agacer – sous les applaudissements élogieux des derniers néoconservateurs américains – des contorsions pacifistes d’un Obama qui estimera, lui, que la défense des intérêts américains nécessitait une utilisation plus précautionneuse de la force armée.
Les postures gaulliennes d’un Villepin et d’un Chirac furent vite effacées, n’étant pas soutenues, comme au temps du Général, par une approche solide des enjeux de la Realpolitik ; ne restèrent que les accents pacifistes et internationalistes d’un discours demeuré à jamais dans les mémoires, mais que leurs successeurs retournèrent comme un gant en faveur d’un bellicisme humanitariste et droit-de-l’hommiste. Comme dans la bande dessinée consacrée à sa gloire, les mots de Villepin s’étaient envolés en bulles avec les portes qui claquent, laissant leur auteur agité de mouvements saccadés, spasmodiques, faisant des moulinets dans l’air, parlant en vain dans le vide.
28 mai 2003
N’est pas Bonaparte qui veut
C’était l’un des innombrables dossiers légués par ses prédécesseurs socialistes. Une drôle d’idée, un brin paradoxale, de Jean-Pierre Chevènement que d’« organiser » la religion musulmane au nom d’un républicanisme sourcilleux, dont il était devenu au fil des ans l’incarnation vibrante et talentueuse. Nicolas Sarkozy aurait pu se démarquer de son prédécesseur socialiste en expliquant que ce temps-là était révolu ; faire assaut de républicanisme, de libéralisme, de modernisme ; rejeter les méthodes désuètes du Concordat pour exalter la liberté religieuse : après tout, ne s’apprêtait-on pas à célébrer en grande pompe le centenaire de la loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État ? L’islam aurait pu, sur ce modèle, vivre sa vie en toute indépendance.
Sarkozy mit pourtant ses pas dans ceux de Chevènement. On lui expliqua qu’avant lui, Pierre Joxe et Charles Pasqua avaient eu la même ambition. On lui décrivit par le détail le modèle indépassable de Bonaparte ressuscitant un exotique Sanhédrin, qui ne s’était plus réuni depuis l’Antiquité, pour forger le Consistoire israélite de France.
Il ne déplaisait pas à Sarkozy de montrer qu’il n’avait pas seulement hérité de l’Empereur la petite taille et le regard bleu. Il mit le tricorne sur sa tête. Les dignitaires de l’islam réclamaient eux aussi leur jouet consistorial, à l’instar de ces Juifs qu’on leur présentait en modèle d’intégration depuis des années. Le désir mimétique, ce mélange confus d’admiration, de jalousie et de haine, fonctionnait à plein régime. Mais ils avaient eu le temps d’entrapercevoir que la « puissance des Juifs » avait eu dans un passé lointain quelque contrepartie plus désagréable. Lorsque Chevènement occupait la place Beauvau, il avait exigé d’eux des modifications de leur dogme, afin qu’il s’adaptât aux mentalités françaises, sur l’égalité entre hommes et femmes ou la laïcité. Les négociations avaient été âpres ; les musulmans divisés et querelleurs ; les plus jusqu’au-boutistes menaçaient de sortir leur tapis de prière sur la place Beauvau, sous l’œil des caméras du monde entier. Les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur craignirent jusqu’au bout ce sacrilège laïque, mais le ministre résista. Il avait en particulier focalisé son offensive sur l’apostasie. Tout musulman qui se convertit à une autre religion est, selon le Coran, condamné à mort. Chevènement voulut obtenir l’abolition de cette menace. Les discussions furent rugueuses.
Chevènement, cultivé et féru d’histoire, appliquait en toute connaissance de cause les méthodes concordataires de l’Empereur, qui avait de même multiplié questions et exigences à l’endroit de son prestigieux Sanhédrin.
Il obtint à l’arraché un engagement. Les musulmans signèrent une déclaration de principes qui faisait référence entre autres à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, du 4 novembre 1950. Or, comme le souligne avec fierté l’ancien ministre de l’Intérieur dans son livre Défis républicains 1, « cette convention mentionne expressément le droit de tout homme à changer de religion ».
Chevènement faisait contre mauvaise fortune bon cœur. Il n’ignorait pas que cette référence juridique elliptique avait été une concession bien mince. Mais il n’avait rien de mieux à se mettre sous la dent. Ses interlocuteurs avaient joué finement. L’islam autorise tous les croyants en position de faiblesse à « manger dans la main qu’ils ne peuvent mordre » ; à user de dissimulation et de rouerie : la fameuse takyat. Ils n’eurent aucun mal à obtenir du successeur du rigoriste Chevènement qu’il mît à la poubelle les conclusions de l’accord avec son prédécesseur.
Sarkozy ne fut pas lui non plus mécontent de faire table rase du passé.
Il désirait plaire à ses interlocuteurs. C’était l’époque où il préparait déjà sa campagne présidentielle de 2007 et rêvait d’agréger derrière lui un électorat musulman, qui aurait été séduit par son discours libéral et multiculturel, à l’américaine, qu’il opposait alors au ringardisme laïcard et franchouillard de Chirac.
Nicolas Sarkozy était aussi le produit de son époque, de sa génération. Il avait été adolescent au cours de ces années 1970 qui avaient exalté un individualisme forcené et l’admiration naïve et souvent ignorante pour le melting-pot américain. « Dans toutes les victoires d’Alexandre, il y a Aristote », disait de Gaulle. Dans toutes les décisions du Premier Consul Bonaparte, on trouvait l’écho de ses lectures de jeunesse de Voltaire et Rousseau. Dans les choix, ou les contradictions de Sarkozy, il y a souvent Mai 68.