Dans cette région marquée et meurtrie par l’industrialisation du XIXe siècle – pendant cent vingt ans, jusqu’en 1979, Bruay-en-Artois fut le grand centre houiller du Pas-de-Calais –, le petit juge sera rejoint, soutenu, débordé par des militants maoïstes venus se frotter à cette classe ouvrière qu’ils idolâtrent et idéalisent, dans laquelle ils rêvent de s’immerger comme « un poisson dans l’eau ».
Un mineur, Joseph Tournel, mène l’opération sur place. Il a été recruté par Benny Lévy, alors patron des maoïstes de la Gauche prolétarienne, pour sa connaissance de la région ; il parle chti et incarne la figure prolétarienne. Il est secondé par un professeur de philosophie qui enseigne au lycée de Bruay, François Ewald. Ils sont tous deux sous la houlette du chef régional de l’organisation, qui porte le pseudonyme de Marc. Celui-ci est chargé de garantir la pureté idéologique de l’opération et de mettre en place une agence de presse locale pour concurrencer la presse bourgeoise. Marc s’appelle de son vrai patronyme Serge July. Son journal, Pirate, utilise les journalistes militants de l’Agence de presse Libération, créée neuf mois plus tôt sous le parrainage prestigieux de Jean-Paul Sartre et de Maurice Clavel.
Les jeunes maoïstes ont hérité dans leurs gènes idéologiques de réflexes terroristes, issus de 1793, de 1917 et de la révolution chinoise.
La Terreur robespierriste agissait au nom de la vertu ; les maoïstes sont des puritains qui vitupèrent contre « la vie cochonne des bourgeois » et lui opposent une morale ouvrière idéalisée. L’aristocrate était un vil débauché ; le bon bourgeois chabrolien aussi. Les nobles étaient des libertins cyniques à la manière de Valmont dans Les Liaisons dangereuses ; et leurs femmes, des catins hautaines. Dans les ruelles de Béthune, à l’ombre des austères corons, on glose sans se lasser sur « les orgies » qui avaient lieu – disait-on – derrière les fenêtres sans volets. La police judiciaire voit défiler toutes les prostituées et tenancières de « maisons » du département. Elles décrivent avec moult détails les exigences sexuelles du notaire, dressant le portrait d’un pervers monstrueux proche du marquis de Sade. Toutefois, convoquées par le petit juge qui croit tenir son coupable, ces dames avouent qu’elles ont parlé sous pression de la police. Se rétractent.
Le procureur demande alors que ces rétractations soient consignées par écrit ; et le ministre de la Justice, René Pleven, rappelle que « l’inculpé est présumé innocent ». Mais comme l’aristocrate était l’ennemi de la Révolution par naissance, le notaire de Bruay est coupable parce que bourgeois.
Le 1er mai 1972, La Cause du peuple publie une double page consacrée au crime, titrée : « Et maintenant ils assassinent nos enfants » ; et sous-titrée de manière explicite : « Le crime de Bruay : il n’y a qu’un bourgeois pour avoir fait ça ! »
Un comité Vérité-Justice est créé pour défendre le petit juge dessaisi le 13 juillet par la chambre criminelle de la Cour de cassation.
Les gardiens du temple maoïste embrigadent les parents Dewèvre, lancent des appels au lynchage contre les bourgeois. Dénoncent sans se lasser la « justice de classe », et réclament l’avènement de la « justice populaire ». Dans La Cause du peuple, on lit : « Un notaire qui mange des steaks d’une livre quand les ouvriers crèvent la faim ne peut être qu’un assassin d’enfant. » Retrouvant la verve exterminatrice du Père Duchesne de 1793, ils promettent : « Oui nous sommes des barbares. Il faut le faire souffrir petit à petit. Qu’on nous le donne, nous le couperons morceau par morceau au rasoir ! Je le lierai derrière ma voiture et je roulerai à cent à l’heure dans les rues de Bruay. Il faut lui couper les couilles ! […] Barbares ces phrases ? Certainement, mais pour comprendre il faut avoir subi cent vingt années d’exploitation dans les mines. »
Lorsqu’un jeune camarade de Brigitte Dewèvre, Jean-Pierre, s’accuse du meurtre, ils le défendent avec véhémence. Un fils d’ouvrier ne peut pas être un assassin d’enfant. Le 2 juin 1973, Libération titre : « Bruay : Jean-Pierre n’est pas l’assassin. » Jean-Pierre revient sur ses déclarations. Sur les instances de Michel Foucault atterré, Jean-Paul Sartre, qui a d’abord soutenu sans relâche la lutte des maoïstes contre le salaud de bourgeois, s’efforce de calmer les ardeurs révolutionnaires dans un article intitulé « Lynchage ou justice populaire ? ». Mais la fraction alors proche de Benny Lévy lui répond : « Si Leroy (ou son frère) est confondu, la population aura-t-elle le droit de s’emparer de sa personne ? Nous répondons oui ! Pour renverser l’autorité de la classe bourgeoise, la population humiliée aura raison d’installer une brève période de terreur, et d’attenter à la personne d’une poignée d’individus méprisables, haïs. Il est difficile de s’attaquer à l’autorité d’une classe sans que quelques têtes de membres de cette classe ne se promènent au bout d’une pique. »
À Bruay-en-Artois, eut lieu la rencontre improbable et explosive de trois conceptions de la justice : la justice du peuple des maoïstes, la justice au service du peuple, ou plutôt du justiciable, du petit juge, et la justice médiatique des grandes rédactions parisiennes. Elles s’entrecroisèrent, se renforcèrent et parfois rivalisèrent.
Ce fut bien vite une affaire Dreyfus en miniature : la France va se couper en deux camps qui s’affrontent, s’insultent, se vouent aux gémonies. Des femmes du cru caillassent les voitures des enquêteurs. On vient visiter le fameux terrain vague par cars entiers, d’Amiens, de Lens, de Lille, et même de Belgique. Comme l’affaire Dreyfus est un acte de naissance du XXe siècle, celle de Bruay-en-Artois fait le lien entre le XIXe siècle et le XXIe siècle. Les maoïstes ne le savent pas encore, mais derrière un décor de lutte des classes, ils préparent à leur profit la succession des élites. En 1789, la bourgeoisie avait pris appui sur le peuple pour raccourcir une aristocratie voltairienne et cosmopolite ; après 1968, la nouvelle bourgeoisie internationaliste et libertaire tient un discours ouvriériste marxiste pour déloger l’ancienne bourgeoisie catholique, conservatrice et patriote. On passe par la lutte des classes pour une efficace sélection des élites ; on passe par Marx pour arriver à Pareto. Serge July deviendra le patron de Libération et un des médiacrates les plus respectés et craints du Landerneau parisien ; au cours des années 1980, il troquera la défroque marxiste pour celle de l’Europe et de la démocratie libérale. François Ewald, après avoir été le secrétaire de Michel Foucault, s’associera à David Kessler pour défendre avec vigueur et talent les réformes néolibérales à la tête de la Fédération française des sociétés d’assurances (FFSA). Benny Lévy, après avoir renoncé au terrorisme à la suite des attentats de Munich contre les athlètes israéliens, et poussé par un Jean-Paul Sartre moribond à un retour spectaculaire vers Dieu, retrouvera le chemin de la religion juive la plus orthodoxe, finissant à Jérusalem une vie courte mais mouvementée. Nos ex-maoïstes n’ont jamais renoncé à la révolution ; ils ne la faisaient plus au service des travailleurs mais au service des marchés ; ils n’ont jamais cessé de soumettre la nation française à la domination d’un Empire, mais ont troqué le communiste, soviétique ou chinois, pour l’Empire libéral américain ; ont renoncé à leur religion prolétarienne pour celle des droits de l’homme. En quittant Bruay-en-Artois, ils abandonnaient les rives de la marginalité pour s’installer au cœur du pouvoir, d’où ils avaient au préalable expulsé les anciens maîtres, retrouvant ainsi l’inspiration de Danton : « On ne détruit que ce qu’on remplace. »