Выбрать главу

Certains conseillers de Sarkozy cachèrent mal leur désapprobation et leur frustration, voire leur colère. Ils avaient compris, eux, que Chevènement avait eu raison, que l’apostasie était cruciale. Elle soulevait la question de la liberté religieuse. Si un musulman est libre de changer de religion, d’abandonner l’islam, sa décision autonome supplante celle du groupe. Parce que, citoyen français, le musulman conquiert alors des droits que l’islam ne lui reconnaît pas. Musulman signifie en arabe : soumis à Dieu ; l’individu est donc soumis à la Communauté des croyants : l’Oumma. Cette « nation musulmane » s’impose à l’individu, mais aussi aux nations où le musulman pourrait être appelé à séjourner. Cette sujétion de l’individu à la communauté à travers Dieu est forte dans l’islam ; beaucoup plus encore que dans le christianisme qui a hérité des Grecs la notion de « personne » ; et beaucoup plus même que dans le judaïsme, qui a fécondé la rigidité du dogme par la discussion incessante, la fameuse « disputation ». Quand Dieu demande à Abraham d’annoncer à ses habitants la destruction des villes de Sodome et Gomorrhe, la Torah conte l’interminable négociation que le patriarche engage avec Dieu (« Et s’il y a cent sages dans la ville, la détruiras-tu ? Et s’il y en a quatre-vingt-dix, quatre-vingt, soixante-dix… », etc.). Le même récit par le Coran est ramené à une phrase lapidaire : « Et Abraham se soumit à Dieu. » Le Coran le rappelle d’ailleurs aux malentendants : « Ceux qui discutent et qui disputent sont dans l’erreur. Seule la soumission est indiscutable. » Le Coran reproche aux Juifs d’avoir discuté : « Nous avons donné le Livre à Moïse, mais ce Livre a été l’objet de discussions. »

Certains rappellent qu’islam a aussi la même racine en arabe que salam : la paix. C’est indéniable. Tout homme va en paix s’il est soumis à Dieu. S’il est musulman. Sinon, les musulmans lui font la guerre.

C’est l’habileté linguistique originelle du prophète Mahomet. Sa révélation était la dernière, et n’entraînait qu’un retour au strict monothéisme juif, dépouillé de ses transgressions chrétiennes (un homme fils de Dieu et l’amour subvertissant la Loi) ; mais Mahomet renversa l’ordre chronologique (la révélation islamique est antérieure aux deux autres) et fit de sa faiblesse une force par un tour de passe-passe sémantique : muslim signifie à la fois soumis à Dieu et musulman. Abraham, Moïse et Jésus étaient soumis à Dieu ; ils étaient donc musulmans. Les juifs et les chrétiens refusaient de se convertir à l’islam ; ils avaient donc trahi l’enseignement de Moïse et de Jésus !

Dans ces conditions, la conversion d’un musulman au judaïsme ou au christianisme ne peut pas ne pas être considérée comme une offense à Mahomet. Elle rend vaine la sémantique subtile autour de muslim. Dans son livre Islam, phobie, culpabilité 2, le psychanalyste Daniel Sibony développe avec brio cette analyse, expliquant ainsi les innombrables anathèmes qu’on retrouve dans le Coran contre les juifs et les chrétiens, traités de « pervers, injustes, dissimulateurs, menteurs », « maudits par Dieu à cause de leur incrédulité », « transformés en porcs et singes par Dieu qui les a maudits ». Bref, des juifs et des chrétiens à « combattre » sans répit. (L’arabophone Sibony rappelle alors que si la traduction française du Coran a choisi le mot « combattre », elle aurait pu aussi prendre le terme « tuer », puisque le mot en arabe pour « combattez-les », qatilou, a la même racine que « tuer ».)

De nombreux arabisants distingués du Quai d’Orsay auraient pu révéler ces nuances subtiles à leurs collègues de la place Beauvau. Deux siècles plus tôt, Bonaparte aurait exigé des docteurs de l’islam qu’ils annulent ces insultes, malédictions et menaces proférées à l’encontre des compatriotes chrétiens et juifs de leurs ouailles. Il y avait dans le Coran d’autres sentences plus amicales qu’il aurait mises en valeur, selon le distinguo classique, en terre d’islam, entre le message de Médine et celui de La Mecque.

Pour Daniel Sibony, ceux qu’on qualifie d’« intégristes » rappellent à leurs coreligionnaires la parole divine dans toute sa rigueur ; on devrait plutôt les appeler « littéralistes » ; lorsqu’ils passent à l’acte, agressent ou tuent un « chien ou un cochon d’infidèle », ils sont pris, selon notre psychanalyste, d’une « pulsion textuelle ».

Dans son célèbre Tristes tropiques, paru en 1955 3, Claude Lévi-Strauss faisait déjà la même analyse désillusionnée sur l’islam : « Grande religion qui se fonde moins sur l’évidence d’une révélation que sur l’impuissance à nouer des liens au dehors. En face de la bienveillance universelle du bouddhisme, du désir chrétien du dialogue, l’intolérance musulmane adopte une forme inconsciente chez ceux qui s’en rendent coupables ; car s’ils ne cherchent pas toujours, de façon brutale, à amener autrui à partager leur vérité, ils sont pourtant (et c’est plus grave) incapables de supporter l’existence d’autrui comme autrui. Le seul moyen pour eux de se mettre à l’abri du doute et de l’humiliation consiste dans la “néantisation” d’autrui, considéré comme témoin d’une autre foi et d’une autre conduite. La fraternité islamique est la converse d’une exclusive contre les infidèles qui ne peut pas s’avouer puisque, en se reconnaissant comme telle, elle équivaudrait à les reconnaître eux-mêmes comme existants […]. L’islam se développe selon une orientation masculine. En enfermant les femmes, il verrouille l’accès au sein maternel : du monde des femmes, l’homme a fait un monde clos. Par ce moyen, sans doute, il espère aussi gagner la quiétude ; mais il la gage sur des exclusions : celle des femmes hors de la vie sociale et celle des infidèles hors de la communauté spirituelle. »

Avec le questionnaire au Sanhédrin, Napoléon avait pour objectif de « dénationaliser » le judaïsme pour agréger les citoyens israélites au peuple français. L’objectif fut atteint. Sarkozy n’a pas compris ou n’a pas voulu réaliser la même opération avec les musulmans. Il devait franciser l’islam, comme Napoléon avait francisé le judaïsme, pour éloigner le spectre de l’islamisation de la France. Il a échoué faute d’avoir saisi l’enjeu historique, par manque de culture ou de constance. Mais peut-être n’était-ce plus possible. Les négociateurs de l’État avaient conçu un nouveau Consistoire ; les hiérarques musulmans rêvaient d’un nouveau CRIF. Le modèle était pareillement juif, mais ce n’était pas le même. Ceux-ci fantasmaient un lobby communautaire, relais auprès de la France de leurs divers pays d’origines ; ceux-là imaginaient pouvoir encore renvoyer la « religion musulmane » dans le royaume du privé, sous le contrôle bienveillant mais strict de l’État laïque. Sarkozy mélangeait les deux modèles dans une confusion intellectuelle qui lui est coutumière, et dans son souci constant de tout précipiter, de forcer les réticences et le destin, qu’il appelle « volontarisme politique ».

Avec la création du Conseil français du culte musulman, il a donné à l’islam la protection d’une religion d’État, sans aucune contrepartie. L’islam cumule ainsi les avantages du Concordat et de la loi de 1905. Il bénéficie d’un financement public de ses mosquées (à peine dissimulé sous un mince cache-sexe d’établissements soi-disant culturels) tout en conservant intacts ses textes et ses dogmes.

Après ce loupé historique, les sujets de querelles s’accumuleront : polémiques autour du port du voile à l’école, débats autour de l’identité française, exigences islamiques à l’hôpital, à l’école, dans l’entreprise, dans les cantines des établissements scolaires ou pénitentiaires ; ou au sujet de l’interdiction des minarets par les Suisses. « En islam, tout est politique », disait l’imam Khomeini. Ces conflits révélaient l’affrontement inéluctable ente le Code civil et le Coran, entre les deux normes, entre les deux dogmes. Entre deux histoires, deux traditions, deux récits des origines, deux imaginaires, deux types de héros, de paysages, de rues. Deux civilisations sur un même territoire.