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Dans une conférence, le directeur du Centre islamique de Genève, Hani Ramadan – petit-fils du fondateur égyptien de la confrérie islamiste des Frères musulmans et frère aîné de Tarik Ramadan, qui faisait alors une percée médiatique remarquable, devenant dans l’Hexagone le mentor d’une jeunesse banlieusarde en voie de réislamisation – rejetait l’idée de réduire l’islam à « une simple croyance sans politique ou à un culte sans comportement » : « L’islam est une organisation complète qui englobe tous les aspects de la vie. C’est à la fois un État et une nation, un gouvernement et une communauté, une morale et une force, ou encore le pardon et la justice. L’islam est en même temps une culture et une juridiction, une science et une magistrature, une matière et une ressource, ou encore un gain et une richesse. »

Les débats publics français approchaient cette question fondamentale de biais, avec de mauvais angles et de mauvais arguments : la liberté des femmes, la laïcité, etc. Ce n’était pas le cœur du sujet. Dans son fameux texte, sans cesse repris mais compris partiellement, « Qu’est-ce qu’une nation ? » 4, Ernest Renan récuse bien sûr la conception allemande fondée sur l’héritage, le sang, la langue, et prône une adhésion personnelle et volontaire, le fameux « plébiscite de tous les jours ». Mais ce plébiscite, et on l’oublie toujours, repose sur « la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ».

La France n’a pas reçu l’héritage de La Mecque et de Saladin, mais celui de Descartes et de Pascal. « Ce riche legs de souvenirs » ne peut s’étendre et se dilater à l’infini dans un délire de toute-puissance.

Comme il ne suffit pas d’être de petite taille, d’avoir les yeux bleus, d’être hypermnésique et de dégager une formidable énergie, pour s’appeler Bonaparte.

1er novembre 2003

Jean-Claude Trichet ou le triomphe romain

de l’oligarchie impériale

Les villes qui recevaient sa visite officielle étaient bouclées ; mais il ne s’en apercevait pas. Les vitres noires de sa limousine étaient blindées ; mais il n’y prêtait pas attention. Une dizaine de motards l’escortaient ; mais il ne les voyait plus. Son mandat était de huit ans, alors même que celui du président de la République française avait été réduit de sept à cinq ans ; mais il n’était responsable devant rien ni personne, aucun Parlement ni aucun peuple. Il avait conservé d’un père poète le goût des mots et des vers ; mais son usage immodéré des graphiques et des chiffres rappelait qu’il était un membre éminent de la technocratie. Ses chemises à rayures bleues, avec col et poignets blancs, étaient à la mode des années 1970 ; mais il n’en avait cure. Il était toujours d’une courtoisie extrême ; mais ses colères froides avaient le tranchant d’une épée. Jean-Claude Trichet avait transporté dans son Eurotower qui se dresse dans le ciel gris de Francfort, à la manière d’une cathédrale gothique, les allures monarchiques de la haute administration française. Il fut l’ultime souverain d’un continent européen qui avait aboli la souveraineté au nom de la paix. Il fut à la fois l’empereur Charlemagne et le dernier chef d’État français.

Il aurait dû entrer dans l’Histoire comme le premier gouverneur de la Banque centrale européenne. Le chancelier Helmut Kohl l’avait volontiers avalisé, tandis que le président François Mitterrand laissait à l’Allemand le choix du siège. Un accord de dupes dont les Français sont les spécialistes qui privilégient les places (nombreuses et richement dotées) de leur technostructure dans les grands organismes internationaux sur toute autre considération nationale. Mais l’audace irrévérencieuse d’un « petit juge », Jean-Pierre Zanotto – qui avait mis en examen Jean-Claude Trichet en 1998 pour son rôle, en tant que directeur du Trésor puis gouverneur de la Banque de France, dans le « maquillage » des comptes du Crédit lyonnais – avait retardé son sacre. La « Régence » avait été assurée par un Hollandais sympathique et gaffeur, Wim Duisenberg, qui n’avait pas compris que sa « débonnaireté », comme disait Saint-Simon à propos du duc d’Orléans, ne s’accordait pas avec la puissance inédite de son rôle.

En 2003, après avoir bénéficié d’un non-lieu, Jean-Claude Trichet put rentrer enfin en triomphateur à Francfort. Le premier mot public du nouveau gouverneur de la Banque centrale européenne se révéla d’une concision admirable, qui rendait un hommage posthume à l’éducation traditionnelle des élites françaises : « I’m not French. » Un acte d’allégeance linguistico-idéologique à la fois à la finance anglo-saxonne et à l’ordo-libéralisme germanique. On songe au mot sarcastique de Christopher Soames, ancien vice-président britannique de la Commission européenne : « Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre un Français, car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays 5. »

Jean-Claude Trichet aurait repoussé avec hauteur cette ironie malveillante. Il était convaincu de défendre les intérêts supérieurs de la France. Il l’avait montré lors de la grande crise des monnaies de 1992. Alors, c’est lui qui, en tant que gouverneur de la Banque de France, avait résisté aux assauts du fameux spéculateur Georges Soros. Trichet, c’était Joffre sur la Marne et Pétain à Verdun. Mais cette fois, il gagna non grâce aux taxis ou au courage des poilus, mais grâce au soutien in extremis de la Bundesbank. Trichet avait conquis là ses galons de gouverneur de la future Banque centrale européenne, dont l’indépendance avait été la clause essentielle du traité de Maastricht ratifié à la même époque.

Les centaines de milliers de chômeurs (jusqu’à un million, selon certains économistes) mis sur le carreau par la récession effroyable de 1992-1993 étaient tenus par un Jean-Claude Trichet pour quantité négligeable, à l’instar des innombrables poilus sacrifiés par les galonnés dans les grandes offensives de la guerre de 1914. La désinflation compétitive demeurait à ses yeux la seule manière pour la France de devenir enfin une économie concurrentielle, selon l’exclusif modèle allemand ; et d’en finir avec la « politique de facilité » des « dévaluations compétitives ». Les cigales françaises devaient se transformer en fourmis germaniques.

Trichet avait ainsi sauvé dans la tourmente financière le destin de la future monnaie européenne et l’entrée sans tache – loin de l’infamie attachée aux « pays du Club Med » – de la France dans son cénacle sacré ; il avait assuré – accessoirement ? – son adoubement par les Allemands comme gouverneur de la Banque centrale européenne. Il rejetait avec hauteur, voire mépris, l’idée qu’il avait alors bien servi les intérêts de l’industrie allemande, comme on repousse, agacé, les assauts d’une mouche dans la nuit tropicale.

Trichet était l’incarnation la plus accomplie de cette haute fonction publique française, qui portait depuis les années 1960 l’idéal d’une politique publique menée au nom de la rationalité et de l’expertise, loin des passions démocratiques et de la démagogie politicienne.