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Cet aréopage brillant de conseillers d’État, inspecteurs des Finances, sortis de la « botte » de l’ENA, avait renoué ainsi avec les projets récurrents de substituer « l’administration des choses » au « gouvernement des hommes », fondant le pouvoir sur « la raison » et « l’objectivité » des saint-simoniens sous Napoléon III, ou de la « synarchie » dans les années 1930. Le paradoxe est que cet idéal s’épanouit (après un premier essor sous Vichy, avec les fameux « cyclistes » polytechniciens ou normaliens comme Pierre Pucheu) grâce à l’autorité du général de Gaulle et aux institutions de la Ve République, établies par le grand homme pour restaurer la grandeur de la France. Mais, une fois débarrassé de la tutelle ombrageuse « du Vieux », nos hiérarques transférèrent leur idéal à l’échelle européenne, qui leur paraissait plus adaptée au vaste monde que le dérisoire « petit Hexagone », mais aussi à la haute idée que cette « aristocratie » se faisait de sa valeur.

Ce furent ainsi des juges français, ou en tout cas s’exprimant dans un français impeccable, qui portèrent les premiers assauts de la Cour de justice des communautés européennes, siégeant au Luxembourg, contre la souveraineté juridique nationale, au nom du « fédéralisme juridique » (arrêts Van Gend en Loos du 5 février 1963 et Costa c. Enel du 15 juillet 1964).

Ce furent pour l’essentiel des technocrates français qui mirent en place, au cours de la même période, l’organisation de la Commission européenne de Bruxelles.

Ces hommes, souvent d’une haute culture, fondaient leur action sur l’idéal d’une Europe unie, mélange d’Empire romain et de pacifisme prophétique entre Kant et Victor Hugo. Ils retrouvaient aussi, souvent sans s’en douter, les réflexes et les ambitions des conseillers d’État de trente ans, envoyés par Napoléon dans toute l’Europe pour gouverner et moderniser – aux normes françaises : code civil et administration efficace et non corrompue – les royaumes alliés de l’Empire français.

À l’époque, l’Empereur jugeait que ces jeunes gens brillants oubliaient un peu trop les intérêts de « l’ancienne France », comme on disait alors, au bénéfice de leurs populations d’adoption. La construction d’une route entre Hambourg et Milan leur paraissait bien plus utile aux intérêts de l’Europe impériale qu’une route entre Bordeaux et Toulouse. Ils contestaient les effets d’un Blocus continental qui nuisait aux intérêts des commerçants hollandais plus encore qu’aux Bretons. Napoléon leur envoyait alors des missives comminatoires. Il détrôna le roi Louis – qui les couvrait – et ordonna le rattachement direct des Pays-Bas à l’Empire français.

Cent cinquante ans plus tard, de Gaulle avait remplacé Bonaparte, mais le conflit relevait du même registre. De Gaulle refusa de mettre la haute juridiction française sous la tutelle du juge européen ; par la politique de la chaise vide, en 1965, et l’adoption en janvier 1966 du compromis de Luxembourg consacrant la prééminence des « intérêts nationaux », il mit un coup d’arrêt à la montée en puissance de la Commission. Coup d’arrêt provisoire.

Lorsque vingt ans plus tard, Margaret Thatcher rejoua la grande scène gaullienne, on s’en débarrassa avec un gros chèque (« I want my money back ») ; l’Angleterre n’avait pas la position centrale de la France dans l’Union.

Surtout, la machine oligarchique européenne s’était convertie à l’idéologie néolibérale que les conservateurs britanniques avaient introduite sur le continent européen. « More market, more rules », le slogan de cette construction judiciaire et bureaucratique rejoignait le célèbre « There is no alternative » (« TINA ») de Maggie ; les Britanniques firent la part des choses avec leur pragmatisme légendaire. Les premiers, ils comprirent que la Cour de justice privilégierait le droit anglo-saxon au profit de son ancestral rival romain et napoléonien ; le foisonnement des lobbies autour de la Commission de Bruxelles permettrait le développement du « business », au risque de la « corruption », qu’ils regardaient cyniquement comme un mal nécessaire. La Commission de Bruxelles et les conservateurs britanniques parlaient la même langue : l’anglais ; le moins d’État et la concurrence libre et non faussée des uns rejoignait « la société n’existe pas » et la dérégulation des amis de Margaret Thatcher. Les conservateurs britanniques comme les libéraux de la Commission avaient oublié et renié l’enseignement de leur père commun, Disraeli : « Je préfère la liberté dont nous jouissons au libéralisme qu’ils promettent et préfère aux droits de l’homme les droits des Anglais. » Leur convergence concomitante n’était pas inéluctable, mais, déboulant par surprise, elle ravagea la construction fragile d’une Europe rhénane édifiée par Mitterrand, Delors et Kohl.

Ce fut à Bruxelles, ou au Luxembourg, puis enfin à Francfort, que les technocrates français avaient, dès les années 1960, rencontré leurs collègues allemands et italiens. Ceux-ci avaient souvent connu de près les régimes autoritaires d’avant-guerre. Ils en avaient tiré des leçons contrastées, de la nécessité jalouse de respecter le droit au mépris des politiques qui peuvent emporter par leur démesure tout un continent dans la guerre et la ruine. Ils étaient des juristes et des économistes de haut niveau. Des Doktor et des Dottore, les meilleurs représentants de leurs bourgeoisies respectives, qu’ils incarnaient avec leurs qualités et leurs défauts, leur histoire et leurs limites. La bourgeoisie italienne du Nord n’avait jamais eu la tête nationale, trop liée à ses cités d’origine, et aux maîtres impériaux que connut la botte, Espagnols, Autrichiens, et Français, comme le montre Stendhal dans La Chartreuse de Parme ; trop européens en quelque sorte, non par idéologie, mais par héritage de l’Histoire depuis l’Empire romain. La bourgeoisie allemande, à l’inverse, avait eu le cœur trop national ; son adhésion au nationalisme bismarckien, wilhelmien, puis enfin hitlérien, avait conduit l’Allemagne et l’Europe tout entière à la désolation. Pour toutes ces raisons, les Doktor germaniques et les Dottore transalpins rejoignirent nos technocrates français dans un même souci de fonder leur puissance encore dans les limbes sur un modèle de contre-pouvoir libéral et aristocratique.

Au fur et à mesure des élargissements, l’Union européenne recruta ses hauts dignitaires sur ce même patron germano-italien.

82 % des membres et anciens membres du directoire de la BCE, depuis sa création, étaient docteurs en économie. Les juges et anciens juges de la Cour de justice furent à 55 % docteurs en droit. Et beaucoup des parlementaires européens sont titulaires du même diplôme prestigieux entre tous dans les traditions universitaires européennes.

L’Europe installait la dictature des docteurs. La tyrannie postdémocratique des bureaux prophétisée par Hannah Arendt.

Au fil des ans, un jeu de rôle se mit en place : les chefs de gouvernement mettaient en scène leurs conflits au cours de « sommets européens » médiatisés, défendant leurs « intérêts nationaux » ; mais derrière la scène de ce théâtre, le vrai pouvoir instaurait les règles et des normes qui s’imposaient à tous.

Le jargon employé par nos discrètes éminences (on disserte sans fin sur des « non-papiers », des points A et des faux points B, on approuve des Two-Pack, des Coreper I et II, des REV 2, des réseaux Antici, Nicolaïdis ou Mertens…), où le ridicule et l’emphase rappellent le Trissotin de Molière, est une manière avérée de se protéger des regards médiatiques et populaires indiscrets. Ils ne risquent pourtant pas grand-chose, la plupart des grands médias européens (à l’exception des tabloïds anglais) étant voués corps et âme au grand œuvre européiste.