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Peu à peu, le pouvoir de l’oligarchie européenne retrouvait les caractères fondamentaux des despotes éclairés du XVIIIe siècle : le secret, le mystère même ; une légitimité inaccessible au commun des mortels ; « une souveraineté complète dans l’interprétation de leur mandat ; une prétention à l’objectivité scientifique de leurs diagnostics et de leurs verdicts ; une certaine idée de leur indépendance conçue comme la mise à distance des intérêts sociaux et politiques en présence 6 ».

L’Union européenne s’organisait autour du Droit et du Marché. Son inspiration philosophique était un libéralisme de haute volée, tiré de l’œuvre de Montesquieu ou de Locke qui, luttant à l’époque contre les abus des monarchies absolues, s’efforçaient d’ériger des contre-pouvoirs, afin de protéger la liberté des individus. Mais ce noble héritage des penseurs libéraux fut complété et dévoyé par une nouvelle religion qui émergea sur le continent européen (et lui seul) après la Seconde Guerre mondiale, un universalisme inspiré de son modèle chrétien, mais sans le dogme, car coupé de ses racines religieuses, un millénarisme postchrétien concomitant de la baisse de la pratique religieuse, porté au départ par les élites démocrates-chrétiennes qui ont fait l’Europe, et devenu la religion des droits de l’homme de toutes les élites européennes. « Ce postchristianisme est aujourd’hui un millénarisme dévot de l’universel, très hostile à la souveraineté des nations européennes. C’est lui qui inspire la construction européenne. C’est lui qui vide les institutions démocratiques de leur contenu politique. C’est lui qui prône sur le mode universel l’amour de l’autre poussé jusqu’au mépris de soi 7. »

Et c’est lui qui, en inscrivant sa philosophie universaliste dans un enchevêtrement de règles et de normes juridiques – alors que le message de Jésus-Christ était dédié au monde de l’au-delà, mais pas au monde terrestre –, donnait un pouvoir totalitaire à une oligarchie européenne qui se parait des atours flatteurs du contre-pouvoir.

Cour, Commission, BCE, chaque organisme avait ses méthodes, mais toutes eurent le même but et le même résultat.

La Commission utilisa l’Agenda de l’édification du « marché unique », lancé par Jacques Delors à partir de 1984, pour imposer son idéologie de la concurrence libre et non faussée à des États qui durent renoncer à leurs prérogatives, et furent condamnés à des manœuvres de retardement pour défendre leurs législations, leurs services publics et leurs champions industriels nationaux. Le commissaire européen à la concurrence avait droit de vie ou de mort sur les grandes entreprises ; l’« abus de position dominante » – jugé par rapport au marché européen et non au marché mondial – leur valait condamnation sans grâce ni délai. C’est ainsi que la France perdit Péchiney ! Commissaire européen à la concurrence, Joaquin Almunia a décidé qu’il ne verrait qu’une seule fois les patrons des entreprises concernés par son auguste jugement. Louis XIV à Versailles était plus complaisant. Les États ne pouvaient pas non plus réguler leur flot d’immigrés. Si un chef de gouvernement insistait, il était traité de « nazi » par la commissaire à la justice, aux droits humains et à la citoyenneté, Viviane Reding.

La Cour de justice européenne les privait, par des décisions répétées, de tout moyen policier et judiciaire de renvoyer les innombrables clandestins, au nom des droits de l’homme et de la liberté de circulation ; et démolissait en silence les droits du travail nationaux en faisant primer la libre prestation des services à l’intérieur de l’Union sur le droit de grève, ou la liberté d’établissement des entreprises sur les conventions collectives nationales.

Arrivée la dernière, la Banque centrale européenne était le joyau de la couronne oligarchique. Maastricht lui avait donné le poste de pilotage de l’économie européenne. Son indépendance sacralisée par le traité, et dans les Constitutions de chacun des États membres de la zone euro, était la marque de sa souveraineté absolue. Les Européens, à rebours des Américains, des Japonais, des Britanniques, sans parler des Chinois, considéraient que la monnaie et la finance étaient des choses trop sérieuses pour être laissées aux peuples et aux gouvernements. La BCE récupéra des pouvoirs régaliens majeurs, qui revenaient aux rois depuis la nuit des temps : émission de la monnaie, supervision des banques, pouvoir de les sanctionner, et de les sauver ; et même, depuis la crise de 2010, financement des États, pourtant interdit par ses statuts.

Avec la supervision bancaire, érigée dans le cadre de l’union bancaire définie en 2013, la BCE règne sur l’Europe.

Cette oligarchie n’est élue par personne, et n’a de comptes à rendre à aucun peuple. Ses membres sont désignés par des chefs de gouvernement, qui se retrouvent devant des électeurs de plus en plus conscients de la vacuité de leur pouvoir. On renoue avec les antiques traditions du Saint Empire romain germanique, quand les princes-électeurs élisaient leur Empereur.

Le gouverneur de la Banque centrale européenne est le fonctionnaire le mieux payé d’Europe. En 2013, son salaire s’élevait à 31 177 euros par mois, soit 374 124 euros par an. Le président de la Commission n’est pas beaucoup plus mal loti avec 321 238 euros par an. Le secrétaire général de l’ONU touche une rémunération inférieure de 27 % à celle du gouverneur de la BCE. Les salaires de la chancelière allemande et du président de la République française sont inférieurs de 21 % et 30 % à celui d’un commissaire européen. Une différence qui en dit long. Qu’on le veuille ou non, l’argent est dans nos sociétés l’étalon suprême des hiérarchies sociales et symboliques.

Pendant quelques années, notre oligarchie et ses relais médiatiques défendirent la fiction d’une simple délégation de souveraineté à des organes techniques qui l’exerçaient sous le magistère bienveillant des autorités légitimes démocratiquement. Le masque tomba lors de la crise de l’euro de 2010 déclenchée par la dette grecque. Alors, on comprit pour la première fois que le Parlement grec avait dû adopter sans amendements le paquet de mesures fiscales, budgétaires et sociales décidées par la « troïka » BCE-FMI-Commission. Depuis le traité de Lisbonne (ratifié en 2009), les États avaient déjà moins de prise sur ces institutions indépendantes, au nom de la « dépolitisation » d’institutions « techniques ». Mais à partir de 2010, afin de « sauver l’euro », on détruisit les dernières précautions, dernières pudeurs, et on mit sous tutelle budgétaire de la Commission les Parlements nationaux ; et sous l’autorité de la BCE, toutes les banques européennes au nom de l’union bancaire.

Les dernières illusions étaient dissipées. Le voile tombait. Les yeux se dessillaient. Le juge, le commissaire, le banquier dirigeaient l’Europe.

Au fil des ans, face aux résistances et aux échecs, le millénarisme postchrétien des droits de l’homme et du marché devint la religion de l’Union ; l’« administration des choses » devint prédication ; le droit devint dogme ; la raison supérieure devint foi. L’oligarchie devint théocratie. Bruxelles et Francfort devinrent la nouvelle Rome. Même le rêve du grand soir fédéral paraissait un modèle de loyauté démocratique, anachronique. Nos éminences furent les Christophe Colomb de l’Europe : en partant pour les États-Unis d’Europe, ils découvrirent la Rome des Césars et des Papes. Le commissaire, le juge et le banquier revêtirent la pourpre des cardinaux. Ils s’en trouvèrent fort bien et célébrèrent sans rire en 2013 l’« année de la citoyenneté européenne ».

Jean-Claude Trichet n’était plus alors gouverneur de la Banque centrale. Il avait laissé son trône à un Italien retors, une sorte de cardinal Mazarin de la Finance : Mario Draghi. Un brillant diplômé du MIT et d’Harvard ; mais aussi un ancien de Goldman Sachs, cette puissante et sulfureuse banque d’affaires américaine, qui avait permis au gouvernement grec de dissimuler à l’Union européenne l’énorme déficit de ses finances publiques, dont la révélation bien des années après l’entrée de la Grèce dans la monnaie unique fut à l’origine de la crise qui faillit emporter l’euro en 2010.