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Jean-Claude Trichet connaissait le sort de tous les rois et empereurs qui ne maîtrisent pas le choix de leurs héritiers. Dans son livre, L’Empereur illicite de l’Europe 8, l’ancien haut fonctionnaire Jean-François Bouchard conte comment Jean-Claude Trichet, invité d’une émission consacrée à Goldman Sachs sur une chaîne de télévision française, fut un jour interrogé :

« Que pensez-vous des liens qui existent entre la banque Goldman Sachs et votre successeur Mario Draghi ?

– Euh… un instant… je réfléchis… Je ne m’attendais pas à votre question… Coupez la caméra, je vous prie ! »

Et l’auteur d’ajouter, sarcastique : « Trichet l’inébranlable est déstabilisé. Lui, le maître de la communication maîtrisée, bafouille lamentablement. »

Depuis cette mésaventure, Trichet évite les caméras de télévision. Il préfère courir les conférences, multiplier les postes honorifiques dans les grandes organisations internationales, souvent bien rémunérés, délivrer ses sages conseils, défendre son action passée, inciter la France « aux réformes indispensables qu’elle a trop tardé à mettre en œuvre », et chanter la gloire de l’euro, « immense réussite ». Il y côtoie ses anciens collègues, qui furent comme lui gouverneurs des Banques centrales américaine, japonaise ou britannique. Comment se résoudre à n’être plus rien quand on a été tout ? Il trouve sans doute la réponse à cette question existentielle chez ses chers poètes, dont Léopold Sedar Senghor, ami de son père, lui avait fait découvrir les œuvres quand il était enfant. En relisant tel ou tel vers, songe-t-il alors peut-être, mélancolique, au destin d’un Charles Quint, maître d’un Empire sur lequel « le soleil ne se couchait jamais », retiré dans un couvent, pour attendre la mort et méditer sur les limites de la puissance et la médiocrité des hommes.

1.

Fayard, 2004.

2.

Odile Jacob, 2013.

3.

Éditions Plon.

4.

Conférence de 1887.

5.

Cité par Philippe de Saint-Robert dans

Le Secret des jours

, Jean-Claude Lattès, 1995.

6.

Antoine Vauchez,

Démocratiser l’Europe

, Le Seuil, 2014.

7.

Jean-Louis Harouel,

Revenir à la nation

, J.C. Godefroy, 2013.

8.

Max Milo, 2014.

2005

27 octobre 2005

La France des trois jeunesses

C’était toujours la même histoire ; mais ce n’était déjà plus tout à fait la même. Le 27 octobre 2005, deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, fuient devant une anodine ronde de police, sans que l’on sache s’ils voulaient dissimuler le produit d’un larcin quelconque, ou s’ils craignaient des « embrouilles avec les keufs » qui les auraient mis en retard pour le repas familial du ramadan. Dans leur précipitation, ils se réfugient dans un transformateur EDF, et meurent électrocutés. L’émotion gagne bientôt leur cité de Clichy-sous-Bois. Insultes, colère, voitures brûlées, mais aussi bus, écoles, gymnases. La routine. Mais les nuits d’émeute succèdent aux nuits d’émeute, dans une folle sarabande qui ne semble jamais cesser : cocktails Molotov, plaques d’égouts, machines à laver jetés du haut des immeubles, tout est bon pour chasser « l’envahisseur » casqué de la police française. C’est à la fois un jeu, une téléréalité, une jacquerie. Une guérilla urbaine où les jeunes combattants frappent, puis rentrent dans la foule, anonymes. Très vite, Clichy-sous-Bois fait école. Les forces de l’ordre ne savent plus où donner du casque. Jusqu’à 200 communes participent à ces nuits de fureur et d’ivresse. C’est une grande partie de la France des banlieues qui montre à la fois sa colère et sa force. Les images de télévision leur servent de modèles à imiter, internet et les réseaux sociaux, de moyens de liaison. Pas d’organisateurs, pas de représentants, pas de mots d’ordre, pas de revendication, d’idéologie ni de parti. La seule joie de détruire et de se battre. Cette « émotion » dura trois semaines. Jamais, depuis les premières émeutes urbaines de la fin des années 1970, on n’avait connu pareille simultanéité, sur un temps aussi long. Les images retransmises chaque soir au journal télévisé provoquèrent un effet de sidération sur la population française, et sur les médias du monde entier.

La « banlieue » était à feu – mais pas à sang ; le reste de la France vaquait à ses occupations traditionnelles. Elle n’éprouvait envers les émeutiers ni sympathie ni solidarité ; rien qu’une vague incompréhension mêlée d’effroi. L’absence de solidarité fut d’ailleurs le maître mot de ce mouvement, chaque cité embrasée demeurant jusqu’au bout dans sa logique territoriale de maîtrise de son quartier, de sa résidence, de son bloc d’immeubles.

Seule l’extrême gauche et certains artistes médiatiques manifestèrent un soutien bruyant et compassionnel. Dans les mois qui suivirent, les trotskistes de Krivine et Besancenot tentèrent d’être le levain de cette pâte révolutionnaire ; ils poussèrent les feux de l’antisionisme pour mieux séduire les « frères » banlieusards des Palestiniens ; firent mine de ne pas entendre les « mort aux Juifs » criés dans leurs manifestations ; mais la sauce ne prit jamais entre les jeunes « rebeu » à l’identité musulmane farouche et les vieux gauchos qui préféraient aux hadith de Mahomet les mélopées anars de Brassens et Léo Ferré ; entre les jeunes filles voilées et les anciennes féministes qui avaient jadis jeté leurs soutiens-gorge aux orties.

Toute la classe politico-médiatique cria haro sur le baudet Sarkozy pour sa phrase prononcée, quelques jours avant la mort des deux adolescents fuyards, sur la dalle d’Argenteuil : « Vous en avez assez de toute cette racaille ? On va vous en débarrasser. » Ses adversaires, et surtout ses « amis », crurent un moment que cette rodomontade, si médiatisée, serait celle de trop. Le président Chirac et le Premier ministre Villepin laissèrent leur ministre de l’Intérieur en première ligne ; un « mort » malencontreux parmi les émeutiers aurait ruiné les chances présidentielles de l’ambitieux.

Il n’en fut rien. Les rodomontades sarkozystes étaient alors encore crédibles ; seul ce « roi fainéant » de Chirac, croyait-on, l’empêchait d’être efficace.

Le pied de Sarkozy ne glissa pas dans le sang d’un Malik Oussekine. Il s’en fallut d’un rien. Le 31 octobre, une grenade de gaz lacrymogène tomba devant la mosquée de Clichy, avivant encore la fureur des émeutiers contre cette « offense faite à l’islam ». La police française, stoïque et organisée, ploya sous le choc, mais ne commit aucune imprudence ni exaction. La culture française du maintien de l’ordre fit alors admirer sa différence avec des Anglo-saxons qui sortent plus spontanément leur arme. Leurs histoires ne sont pas les mêmes : ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que les CRS ont remplacé une armée qui n’avait jamais hésité à « tirer dans le tas ».

Mais la police française est conçue pour les affrontements dans le Quartier latin ; pas pour la guérilla dans des grands ensembles. Elle ne peut tenir des quartiers entiers ; ne peut pas non plus appréhender des émeutiers qui, aussitôt leur cocktail Molotov lancé, se noient dans la foule des badauds rigolards, le plus souvent mineurs. Qui arrêter ? Qui viser ? Sur qui tirer ?