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Quand Chirac et Villepin comprirent qu’il n’y aurait pas de bavure tragique, et que sa fermeté verbale avait rendu populaire leur ennemi juré, ils surenchérirent en établissant, le 8 novembre, l’état d’urgence dans vingt-cinq départements, au moment même où l’intensité du mouvement diminuait. Certains esprits caustiques firent remarquer que la loi de 1955 sur l’état d’urgence avait servi lors de la guerre d’Algérie. D’autres, plus politiques, comprirent que Nicolas Sarkozy était sans doute devenu président de la République au cours de cet automne tumultueux.

On dénombra 10 000 véhicules incendiés, 300 bâtiments publics calcinés, des écoles vandalisées et des maisons associatives pillées, 130 policiers et émeutiers blessés, 2 700 personnes placées en garde à vue. Les dégâts furent estimés à plus de 200 millions d’euros.

Dans les mois qui suivirent, au cours d’innombrables émissions de télévision, colloques, conférences, les experts, sociologues, commentateurs, politiques de gauche, communièrent dans la thèse devenue vite doxa officielle – et impérieuse – de la « révolte sociale ». Ils tentèrent, les uns après les autres, de donner un « sens politique » à une rébellion qui n’en avait émis aucun. Le romantisme révolutionnaire français s’y donna à plein. Les lacunes de la « République » furent dénoncées à profusion. Les souvenirs de la colonisation furent convoqués à l’éternel procès de la France. Pourtant, d’autres enfants de l’immigration (portugais ou chinois) ne s’étaient pas agrégés aux émeutiers, tandis que d’autres produits de la « coloniale » (indochinoise) n’avaient pas rejoint les rangs de leurs « frères » arabo-africains.

Nos interprètes autoproclamés de la révolte s’efforcèrent de relier ces trois semaines d’émeutes aux manifestations qui avaient eu lieu quelques mois plus tôt contre la loi Fillon de réforme universitaire, et celles qui, quelques mois plus tard, en 2006, auront la peau du CPE, une sorte de Smic jeunes instauré à la hussarde par Dominique de Villepin, avant que le président Chirac ne renonce à l’application d’une loi déjà… promulguée.

Il y avait en effet un lien, mais ce ne fut pas celui qu’ils théorisaient et espéraient.

Lors des manifestations contre la loi Fillon, en mars 2005, une jeunesse des écoles, issue de la petite-bourgeoisie, où les filles tenaient le premier rôle mis en scène par des médias enthousiastes, fut agressée et dépouillée par des hordes de garçons venus des banlieues – ceux-là mêmes qui défendront la mémoire de leurs deux camarades électrocutés de Clichy-sous-Bois – dans un mélange de mépris sarcastique et de haine pour ces « bolos » incapables de se défendre.

Quand Villepin instaura le CPE, il désirait réduire le chômage massif des jeunes des banlieues (40 % des garçons) sans qualification, pour qui un Smic trop élevé au regard de leur faible productivité constitue un obstacle à l’embauche. Mais c’est la jeunesse diplômée des écoles qui se révolta, tandis que celle de la banlieue resta coite, indifférente.

Ces deux jeunesses-là sont connues, reconnues, médiatisées. Elles sont les produits des métropoles mondialisées. Elles sont – toutes deux – des privilégiées, car vivant dans les lieux majeurs de production et d’échanges, là où il y a emplois (dans les services) et richesses (y compris illégales). Elles sont à la fois complices et ennemies, la première étant une proie de choix pour la seconde. La jeunesse diplômée des centres-ville fait profession d’antiracisme et de tolérance à l’égard des minorités ; victime désignée et d’avance compréhensive, atteinte d’une sorte de syndrome de Stockholm, comme si elle tenait le rôle du gibier féminin face au chasseur viril. La jeunesse dorée est fascinée par celle des banlieues, à qui elle emprunte, dans un mimétisme classique, codes vestimentaires et langagiers ; et achète sa drogue. Dans le film Entre les murs (Palme d’or à Cannes, tiré d’un livre de François Bégaudeau), on relevait l’incapacité des professeurs – pourtant pétris comme l’auteur du livre d’une empathie bien-pensante pour ces populations « discriminées » – à transmettre la langue et la culture françaises à des élèves qui la rejettent avec horreur. De son côté, la jeunesse dorée des écoles, encouragée par les parents et par les institutions scolaires, ne rêve que d’études à Londres, New York, Singapour ou Montréal. Ce refus de l’appartenance française est sans doute le lien majeur entre ces deux jeunesses que tout sépare par ailleurs ; la première fuit un territoire national que la seconde investit.

Mais une troisième jeunesse vit ignorée de tous dans l’ombre des deux autres : celle souvent éloignée des grands centres urbains, issue de la classe populaire française qui cumule formation modeste, stages et petits boulots, se sent de plus en plus étrangère dans son propre pays, méprisée par les élites médiatiques, ignorée par les élites universitaires qui ne déploient pas de « discrimination positive » en sa faveur, et par les élites économiques qui préfèrent délocaliser « son » emploi à l’étranger. Cette jeunesse de « petit blanc » rumine sa mise à l’écart symbolique. Elle vit dans son corps même – dents, peau, poids – les ravages de la prolétarisation. Elle a du mal à séduire les filles qui lui préfèrent le bagout de la jeunesse des écoles, ou même la virilité ostentatoire des « racailles » de banlieue. Souvent électeurs du FN, ces jeunes prolétaires dissimulent de moins en moins leur haine des « Arabes » et des élites ; crient « On est chez nous », dans les meetings de Marine Le Pen. Longtemps, la France issue de la Révolution a craint et subi l’affrontement des « deux jeunesses », issues des deux écoles, la catho et la laïque. Notre avenir nous annonce un triangle infernal paré de tous les dangers, sans que l’on sache comment il s’écrira.

Deux ans plus tard, on crut que tout recommençait. À Villiers-le-Bel, encore deux adolescents qui mouraient ; leur moto avait percuté une voiture de patrouille, alors qu’ils ne portaient pas le casque réglementaire. Mais la révolte resta cette fois circonscrite à Villiers-le-Bel. Comme une émeute traditionnelle. En revanche, pour la première fois, les émeutiers sortirent fusils de chasse et fusils à pompe, n’hésitant pas à viser les forces de l’ordre. Un policier perdit un œil ; un autre, un testicule. La police ne répliqua point. Les ordres des officiers étaient formels. Personne ne céda à l’envie de tirer. Il s’en fallut parfois d’un souffle. On ne sait s’il faut admirer le sang-froid des policiers qui évita un carnage, ou le signe donné aux émeutiers que tout était permis. En 1871, Thiers envoya les troupes versaillaises massacrer les communards, dans le but d’extirper la fièvre révolutionnaire qui saisissait Paris depuis 1789. Louis XVI perdit son trône parce qu’il n’osa pas faire tirer sur la foule le 5 octobre 1789, sur les femmes qui vinrent le chercher en son château, pour le ramener quasi prisonnier aux Tuileries. Le député « monarchien » Mounier, désespéré et sentant que l’Histoire avait basculé, brocarda alors avec amertume le roi et sa « nonlonté ». Après Villiers-le-Bel, beaucoup de policiers qui avaient essuyé le feu émeutier sans ciller eurent la pénible sensation que la République n’était plus que l’ombre d’elle-même ; qu’elle avait renoncé au « monopole de la violence légitime » ; qu’elle était désormais plus proche de Louis XVI que de Monsieur Thiers.

Quelques années plus tard, le jeudi 18 juillet 2013, à Trappes, des policiers tentent de verbaliser une jeune femme qui porte un niqab, voile intégral interdit par une législation récente ; le mari s’interpose, s’en prend à un policier. « On n’est pas à Kaboul », aurait lancé ce dernier. Dès le jeudi soir, de nombreux jeunes s’agitent. « Quand j’entends qu’un semblable a eu des ennuis à cause de son appartenance religieuse, ça ne me laisse pas indifférent », raconte un habitant à la journaliste du Monde dépêchée sur place. Le vendredi, après la prière à la mosquée, on ne parle que de Cassandra et de son mari Michaël. La mosquée est tenue de longue date par les salafistes qui enseignent un islam rigoriste et littéraliste. Au fil du temps, les jeunes y sont de plus en plus nombreux, de plus en plus assidus. Il fait chaud et le jeûne du ramadan est parfois pénible. Une vingtaine de jeunes gens quittent la mosquée pour le commissariat où ils exigent la libération de leurs « frères ». Les policiers les renvoient sans aménité. Le ton monte. Les esprits s’échauffent. Le soir, 150 personnes – de Trappes, mais aussi des communes avoisinantes – se pressent devant le commissariat. Beaucoup de jeunes sont vêtus en kamis, la tenue blanche traditionnelle du prophète. Une rangée de policiers en tenue antiémeute leur fait face. Un mortier de feu d’artifice fuse, atterrissant aux pieds des forces de l’ordre. On crie jusqu’à s’époumoner : « Allah Akbar. » Des armes de poing sont arborées. Comme un avertissement sans frais.