Le traité de Lisbonne se présentait comme un catalogue d’amendements aux traités précédents. Il était devenu illisible par les citoyens à la grande fureur de Giscard, Maupassant frustré, mais au grand soulagement des élites technocratiques bruxelloises.
Ce fut l’immense paradoxe en guise d’apothéose européiste : l’échec des États-Unis d’Europe avait redonné le pouvoir à l’oligarchie technocratique européenne. Les institutions bruxelloises, agacées par l’ingérence intempestive des parlementaires et des politiques, ne furent pas mécontentes de reprendre la main par un retour au langage qu’elles maîtrisaient et aux procédures qu’elles dominaient.
Tous, politiques et technocrates, se le tinrent pour dit. Le référendum fut rangé au rayon des accessoires surannés. A-t-on idée d’utiliser le rouet ? Quand ces balourds de Suisses en organisèrent – sur les mosquées avec minarets ou sur la restriction de l’entrée des étrangers –, les institutions européennes et les gouvernements les tancèrent. Depuis quelque temps déjà, le référendum était regardé par nos sages hiérarques comme un objet dangereux – une espèce de bombe à ne pas mettre entre toutes les mains. On disait : « Les électeurs ne répondent jamais à la question posée. » Le peuple ne pouvait résoudre des problématiques aussi complexes. Il était animé par des passions démocratiques et nationalistes incoercibles et mauvaises. N’oublions pas que le peuple allemand avait choisi démocratiquement Adolf Hitler. Le peuple redevenait ce mineur à vie, ce vagabond sans domicile fixe, ce domestique dépendant de ses humeurs et de ses rancœurs. Le suffrage censitaire était rétabli.
Dès 1992, le oui mince des Français au traité de Maastricht avait été validé aussitôt ; mais les Danois, ayant voté non, avaient été invités à revoter l’année suivante. Les Irlandais dirent non au traité de Nice de 2001 ; ils durent recommencer à voter jusqu’à ce qu’ils fissent le bon choix. En 2010, le Premier ministre grec proposa un référendum sur la sortie de l’euro ; Nicolas Sarkozy et Angela Merkel le contraignirent à y renoncer, puis à démissionner.
Pendant la campagne électorale pour le référendum français sur le traité constitutionnel de 2005, un des principaux hiérarques européens, alors président de l’Eurogroupe, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, apprécié des journalistes pour son ironie acerbe, avait prévenu avec une franchise rigolarde mâtinée de cynisme : « Si c’est oui, nous dirons : donc on poursuit ; si c’est non, nous dirons : on continue. »
Le glas sonnait pour la souveraineté populaire ; quinze ans seulement après qu’on eut célébré avec le traité de Maastricht la mort de la souveraineté nationale. La querelle entre les deux souverainetés avait occupé les meilleurs esprits de la Révolution et du XIXe siècle : la souveraineté populaire prônée par Rousseau et les jacobins, adeptes du mandat impératif et du référendum ; la souveraineté nationale, défendue par les modérés, qui entendaient promouvoir la représentation parlementaire contre les « passions populaires », avant que le général de Gaulle ne les réconciliât dans la Constitution de la Ve République : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. » Il n’avait pas cependant imaginé que la querelle reprendrait, dans le cadre du régime qu’il avait instauré, et sous l’instigation de ce président de la République dont il avait imposé l’élection au suffrage universel afin qu’il prît « la France en charge », ni que les élites européistes se serviraient de la complaisance des parlementaires pour réussir leur « coup d’État », leur « putsch », leur « pronunciamento », aurait-il clamé à son habitude, contre le peuple français. Mais peut-être de Gaulle, imprégné jusqu’à la moelle par l’Histoire de France, s’en était-il douté : n’est-ce pas le Sénat – comblé d’honneurs par Napoléon – qui avait prononcé la déchéance de ce dernier en 1814 ? Et la majorité de Front populaire qui avait voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en juillet 1940 ? Nicolas Sarkozy serait le bras armé de la revanche des élites sur le peuple ; le « Monsieur Thiers » de cette Commune symbolique. Son « mini-traité simplifié » se révéla une manœuvre de contournement aussi habile que la sortie de Paris des « troupes versaillaises ».
Ce fut sans doute pour conjurer ce sort funeste que le général de Gaulle avait démissionné en 1969, aussitôt après qu’il eut été désavoué par un référendum – alors même qu’il disposait d’une majorité écrasante à l’Assemblée nationale – pour affirmer une dernière fois l’esprit des institutions : lui, président de la République, et homme providentiel, ne se considérait que comme le fondé de pouvoir d’un souverain encore plus imposant, le peuple français, s’exprimant en majesté. Le résultat du référendum ne souffrait à ses yeux aucune contestation. Mais l’ultime précaution gaullienne se révéla vaine. Le souverain peuple avait vécu. L’Europe aristocratique d’hier et l’oligarchie technocratique d’aujourd’hui tenaient enfin leur revanche sur ces incorrigibles Français.
Et depuis…
De Gaulle a échoué. Quarante ans après sa mort, son chef-d’œuvre est en ruine. Il avait rétabli la souveraineté de la France, en la fondant sur la souveraineté du peuple. Depuis 1992, la France a abandonné sa souveraineté nationale au profit d’un monstre bureaucratique bruxellois, dont on peine à saisir les bienfaits. Depuis 2007, pour complaire à cet « Empire sans impérialisme », sa classe politique quasi unanime a expédié la souveraineté populaire dans les poubelles de l’Histoire, en déchiquetant la tunique sans couture du référendum que le général de Gaulle avait instauré pour imposer la volonté du peuple à tous « les notables et notoires » qui avaient l’habitude séculaire de la confisquer.
Le peuple a compris la leçon. Le peuple boude. Le peuple ne vote plus. Le peuple s’est de lui-même mis en dissidence, en réserve de la République.
De Gaulle avait aussi cru régler une question vieille de cent cinquante-neuf ans en remettant la tête du roi guillotiné en 1793 sur les épaules du président de la République. Il avait donné corps à la fulgurante formule de Péguy : « La République une et indivisible, c’est notre Royaume de France. » Il avait séparé le président de la République, « en charge de l’essentiel », et le Premier ministre, afin de donner réalité à la distinction subtile de l’inspirateur des Cahiers de la Quinzaine, entre mystique et politique. Mais cette distinction s’est révélée, au fil du temps et de ses successeurs, de plus en plus inopérante, comme si les présidents de la République, surtout depuis l’instauration du quinquennat, ne pouvaient plus être autre chose que des premiers ministres ; comme si la société, lessivée par quarante ans d’égalitarisme et d’individualisme, ne pouvait plus produire une race d’hommes qui pût habiter le type du « père de la nation ». Les Français vivent toujours dans « le reflet du prince », comme disait Anatole France, mais personne ne l’incarne plus.