Le juge Pascal est mort en 1989, Maître Pierre Leroy en 1997, Léon Dewèvre en 2003. La ville de Bruay-en-Artois a été rebaptisée Bruay-la-Buissière en 1987. Les corons ont disparu du paysage. La mère de Brigitte attend toujours, entre espoir et résignation, qu’on découvre le meurtrier de sa fille.
Tous ont été les victimes d’une guerre qui les dépassait. Guerre de générations, de sexes, de classes. Guerre gagnée par le juge Pascal et les anciens de la Gauche prolétarienne. Le mâle blanc de la bourgeoisie française sera désormais le coupable à vie. Coupable de tout. Coupable absolu. Coupable à jamais.
23 avril 1972
L’Angleterre en cheval de Troie
Et Milord cessa de pleurer. Ce fut dix ans après que le général de Gaulle eut moqué sir Macmillan, Premier ministre anglais à qui il avait refusé l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, en lui chantonnant le refrain de la célèbre chanson d’Édith Piaf. En 1967, le Général avait réitéré son rejet sans chanson mais sans hésitation. On ne peut comprendre les raisons qui ont poussé Georges Pompidou à parrainer l’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE, si on ne connaît pas celles qui avaient incité le Général à leur claquer la porte au nez, car ce sont les mêmes, mais retournées comme un gant. Dans cette affaire, Pompidou agit en anti-de Gaulle.
Le Général considérait que les intérêts de l’Angleterre et du Marché commun étaient contradictoires. Les Britanniques ont l’habitude de s’approvisionner en produits venus du monde entier, alors que le Marché commun repose sur la politique agricole commune qui permet à l’agriculture française de nourrir ses voisins. Les Britanniques sont, depuis le milieu du XIXe siècle, de farouches partisans du libre-échange, alors que le Marché commun est protégé par un tarif extérieur commun, symbole d’une préférence communautaire.
« Sans la PAC et le tarif extérieur commun, il n’y a plus d’Europe », précisait de Gaulle à Peyreffite. Or, Pompidou accepte que les Anglais conservent leurs échanges avec le Commonwealth ; et l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun coïncide avec le début des grandes négociations commerciales qui abattront peu à peu toutes les barrières douanières de « la forteresse Europe ». Ces négociations, les Américains les appellent des rounds, comme en boxe. L’Europe en sortira K.-O.
Les Anglais furent bien le cheval de Troie américain que craignait de Gaulle. Churchill l’avait prévenu à la fin de la guerre : « Entre le grand large et le continent, nous choisirons le grand large. » Lord Macmillan avait averti de Gaulle, dès son retour au pouvoir en 1958 : « Ne faites pas l’Europe, ce sera comme le Blocus continental de Napoléon. Ce sera la guerre ! »
C’est en écho à cette phrase de Macmillan que Pompidou abolit le veto du Général. Il veut montrer que l’Europe n’est pas – n’est plus – le Blocus continental. Il veut instaurer une nouvelle Entente cordiale avec les Anglais. Il croit ainsi bénéficier des bonnes grâces de leur protecteur américain. Il sait la France affaiblie par Mai 68. Il s’est résolu à dévaluer le franc, ce que de Gaulle, par orgueil, avait refusé. Il souhaite apaiser les tensions avec les Anglo-Saxons pour pouvoir achever l’édification d’une grande puissance industrielle française. On peut comparer son projet à celui de Napoléon III, le dernier grand dirigeant industrialiste français avant lui qui, de même, chercha l’amitié anglaise. Pompidou est aussi dans la lignée du Régent, après la mort de Louis XIV en 1715, ou de Talleyrand, après la chute de Napoléon en 1815. À des périodes de tensions et de guerre, succède une pacification, avec, du côté français, de grands conciliateurs et négociateurs, qui privilégient le « doux commerce » sur le fracas des armes.
De Gaulle rêvait d’utiliser le « Marché commun » comme « le levier d’Archimède » de la puissance française, qui aurait restauré son imperium perdu à Waterloo. Une Europe des Six, mais dirigée par la France, troisième Grand aux côtés des USA et de l’URSS. Sa vision carolingienne de l’amitié franco-allemande est consacrée en grande pompe par le traité de 1962 et la messe avec Adenauer à la cathédrale de Reims. De Gaulle a une conception de l’amitié qui tient plus de Richelieu que d’Aristide Briand : « La France est le jockey et l’Allemagne, le cheval. » Le dernier à s’être référé à l’empire de Charlemagne s’appelait… Napoléon. Quand on évoque les relations entre la France et l’Angleterre, l’Allemagne n’est jamais loin. Richelieu qui se joue des divisions des princes allemands pour imposer la domination française sur le continent ; les troupes de Louvois qui brûlent le Palatinat à la fureur de Louis XIV ; les anciens alliés prussiens qui, sous Frédéric II, deviennent les bourreaux de Louis XV ; la victoire éclatante à Iéna de Napoléon qui s’empresse de rapporter en France l’épée de Frédéric II ; la fureur inlassable de Blücher, futur vainqueur à Waterloo, voulant brûler le pont d’Iéna dès qu’il entre à Paris ; l’avènement de l’Empire allemand dans la galerie des Glaces en 1871 ; jusqu’à Verdun en 1916, et la débâcle de juin 1940 : ce grandiose et meurtrier enchevêtrement séculaire, cette admiration-haine réciproque où René Girard a vu la plus terrible mise en œuvre historique de sa célèbre théorie du désir mimétique.
Le philosophe allemand Peter Sloterdijk a très bien saisi l’intention impériale de De Gaulle lorsqu’il explique que « la surévaluation de la fonction présidentielle ne produit de sens au bout du compte uniquement si l’on suppose que l’Élysée voulait être une Maison Blanche européenne – ou encore pour faire appel à des modèles plus proches, un objet intermédiaire entre Versailles et Bayreuth ». Où l’élection du président au suffrage universel direct et l’arme atomique remplaçaient le sacre à Notre-Dame et la Grande Armée. En revanche, Sloterdijk se trompe lorsqu’il affirme que de Gaulle a la volonté d’interrompre le funeste enchevêtrement mimétique entre Français et Allemands ; il ne cherche pas à séparer les combattants, mais au contraire à imposer sa tutelle à une Allemagne vaincue et divisée. Il a toujours considéré que les deux guerres mondiales n’avaient été qu’un seul et même conflit, qu’une « guerre de Trente Ans » perdue par l’Allemagne comme par la France. Chacune son tour. Mais il était décidé à faire comme si la France avait gagné puisque l’Allemagne avait été vaincue. De Gaulle pose au tuteur d’une Allemagne fédérale amputée de sa partie prussienne (devenue RDA), comme Napoléon fut le protecteur de la Confédération germanique après qu’il eut détruit le Saint Empire romain germanique et avant de dépecer la Prusse.
Konrad Adenauer, francophile né à Cologne, qui avait jadis été membre des « jeunesses rhénanes » favorables au rattachement à la France, se soumit de bonne grâce au traité d’amitié. Mais le Bundestag, travaillé par les Américains, et leur homme lige, Jean Monnet, ajoutèrent en 1963 un préambule rappelant la prééminence de l’alliance américaine et de l’appartenance à l’OTAN. Les députés ouest-allemands souhaitaient éviter de répéter l’erreur des alliances « avec le plus faible », l’Autriche en 1914 et l’Italie en 1940. Ils sonnèrent l’hallali contre « l’Europe des grands-pères », et se donnèrent un jeune séducteur, Kennedy, venu leur chanter sa douce romance si télégénique : « Ich Bin ein Berliner. » Fureur du général de Gaulle : « Les Allemands se sont conduits comme des cochons ! Les traités, c’est comme les roses et les jeunes filles : ça dure ce que ça dure. » Il se tourna alors vers les Russes pour ressusciter à son tour la vieille alliance de revers (de Tilsit au traité franco-russe de 1892) qu’il maquilla en « détente, entente, coopération ».