Nous vivons dans une ère carnavalesque. Nicolas Sarkozy fut un Bonaparte de carnaval ; François Hollande est un Mitterrand de carnaval et Manuel Valls, un Clemenceau de carnaval. La Ve République est devenue la République radicale en pire. En ce temps-là, les Clemenceau, Jaurès, Waldeck-Rousseau, Poincaré, Briand etc. avaient encore de la tenue, de l’allure, du caractère, mais les institutions les entravaient et les étouffaient. Aujourd’hui, seules les institutions, comme le corset des femmes d’antan, maintiennent droit nos molles éminences. Chirac dissimulait sous un physique de hussard une prudence matoise de notable rad-soc. Sarkozy masquait par une agitation tourbillonnante et un autoritarisme nombriliste une crainte irraisonnée de la rue et une sensibilité d’adolescent. Hollande cache derrière un humour potache un cynisme d’airain et une main de velours qui tremble dans son gant de fer.
La plupart de nos élites ont renoncé. Nos élites politiques ont abandonné la souveraineté et l’indépendance nationale au nom de leur grand projet européen. Nos élites économiques trahissent les intérêts de la France au nom de la mondialisation et de la nécessaire internationalisation. Plus de la moitié des entreprises du CAC 40 appartient à des fonds étrangers. La France industrielle n’appartient plus à la France. Le CAC 40 n’a plus accueilli de nouvelles entreprises depuis vingt ans. Les patrons quittent l’Hexagone, suivent ou précèdent leurs enfants qui font leurs études à Londres, New York, Montréal, Los Angeles, installent les sièges sociaux de leurs sociétés en Angleterre, aux Pays-Bas, en Amérique, à Singapour ou à Shanghai, comme si leur croissance future ne dépendait que des pays émergents, comme si leur croissance passée ne devait rien au cher et vieux pays.
Nos élites médiatiques justifient et exaltent ce grand renoncement, admonestent et traquent les rares rebelles, et déversent un flot continu de « moraline » culpabilisante sur l’esprit public.
Leur objectif commun est d’arrimer la France à un ensemble occidental qui se liguera face à la nouvelle menace venue de l’Est, en particulier de la Chine. Le traité de libre-échange transatlantique a pour but, aux dires mêmes des négociateurs américains, d’édifier « une OTAN commerciale ». Cet accord soumettrait l’économie européenne aux normes sanitaires, techniques, environnementales, juridiques, culturelles des États-Unis ; il sonnerait le glas définitif d’une Europe cohérente et indépendante.
Les élites françaises ont renoncé à dominer l’Europe, et le reste du continent refuse désormais toute hégémonie, même culturelle ou idéologique de la « Grande Nation » défunte. Mais cette conjonction de refus entraîne le projet européen à sa perte. Comme si la mort de l’Europe française entraînait toute l’Europe dans sa chute. C’est ce qu’avait bien vu l’historien Pierre Gaxotte : « L’Europe a existé. Elle est derrière nous. C’était une communauté de civilisation et cette civilisation était française. »
Les Français ont longtemps cru (au cours des années 1960, ils avaient encore raison) que l’Europe serait la France en grand. Ils commencent à comprendre, amers, que l’Europe sera l’Allemagne en grand. Le fameux slogan européiste, « Plus fort ensemble », a désormais le fumet cruel d’une antiphrase : l’Europe est devenue un vaste champ de bataille économique, de concurrence, de compétition, de rivalité. La conjonction historique de la réunification allemande, de l’élargissement de l’Union et de la monnaie unique a permis à l’Allemagne de transformer tout le continent en une vaste plate-forme au service de son modèle mercantiliste. L’industrie allemande intègre des composants venus de toute l’Europe (et si nécessaire du reste du monde) avant d’y ajouter son savoir-faire si renommé. Cette « industrie de bazar », efficace et organisée, en a fait la première puissance exportatrice du monde. Comme l’avaient prédit de nombreux économistes, la monnaie unique renforce la polarisation industrielle autour d’un cœur rhénan et d’une périphérie au destin tragique de Mezzogiorno. La France se situe pour l’essentiel dans cette périphérie. La monnaie unique avait été conçue par François Mitterrand pour soustraire aux Allemands réunifiés leur « bombe atomique » : le mark. Les Allemands utilisèrent la corde qui devait les ligoter pour étrangler les industries françaises et italiennes qui ne pouvaient plus s’arracher à leur étreinte mortelle par des dévaluations compétitives. La supériorité allemande est telle que la France ne pourra plus échapper à sa vassalisation. Un siècle après le début de la Première Guerre mondiale, nous entérinons le plan des dirigeants allemands conçu par Guillaume II qui prévoyait déjà l’unification continentale autour de l’hégémon germanique. Pour échapper à ce destin funeste, la France devrait se débarrasser de l’euro, et pousser ses dernières entreprises nationales à nouer des alliances extra-européennes, pour prendre à revers la puissance germanique, et retisser la trame de son capitalisme d’État qui a fait, qu’on le veuille ou non, les rares périodes de l’Histoire où le pays connut un réel dynamisme économique : le second Empire et les Trente Glorieuses. Le succès ne serait pas assuré, les risques immenses, la tâche énorme ; mais nos élites politiques et économiques la refusent par principe. Pour la plupart, elles ne croient plus en la capacité de la France d’assumer son destin de nation souveraine. La diabolisation du nazisme a rendu paradoxalement douce et tolérable la domination d’une Allemagne démocratique.
On nous somme chaque matin de nous soumettre à la sacro-sainte « réforme ». Cet exorde modernisateur n’est pas toujours illégitime ni infondé ; mais il bute sur un obstacle majeur : quoi que disent « sachants » et « experts », le peuple n’a plus confiance. En brisant les tables de la souveraineté, nos gouvernants ont aboli leur pacte millénaire avec le peuple français. La politique est devenue un cadavre qui, tels les chevaliers du Tasse, marche encore alors qu’elle est morte. Les dirigeants anglais, eux, parlent de « modernisation ». Le mot réforme résonne curieusement dans les esprits français, où il évoque le souvenir du schisme protestant, des guerres de Religion, de « Paris vaut bien une messe », et de la victoire finale de la « Contre-Réforme ». En nous appelant à la « réforme », nos « bons maîtres » ne se contentent pas d’améliorer notre compétitivité économique, ou d’instaurer un dialogue social plus fructueux, ils nous rééduquent, nous convertissent. Nos dirigeants sont devenus des prêtres. Ils ne gouvernent plus, ils prêchent. « Il y a une répartition des rôles. La gauche nous surveille de près, comme il convient pour un peuple qu’elle estime dangereusement porté au racisme et à la xénophobie. La droite nous menace sans cesse des réformes décisives qui nous mettront enfin au travail, puisque apparemment nous sommes de grands paresseux. Finalement, droite ou gauche, ils sont moins nos représentants et gouvernants que les gardiens de notre vertu 1. »
Ils brandissent la « contrainte extérieure » comme une épée dans nos reins ; et l’Europe comme un graal qui se gagne par d’innombrables sacrifices. Ils se lamentent : la France est irréformable ; elle préfère la Révolution aux réformes, et sinon, elle coupe la tête au roi ! Depuis quarante ans, la litanie des « réformes » a déjà euthanasié les paysans, les petits commerçants et les ouvriers. Au profit des groupes agroalimentaires, des grandes surfaces, des banquiers, des patrons du CAC 40, des ouvriers chinois et des dirigeants de Volkswagen. Ceux qui ont survécu à l’hécatombe ne veulent pas mourir. Cette hantise les rend méchants et hargneux. Les taxis, les pharmaciens, les cheminots, les notaires, les employés se battent comme les poilus à Verdun. Nos élites, qui viennent pour la plupart de la haute fonction publique, et ont bénéficié des avantages du système mandarinal à la française, veulent imposer le modèle anglo-saxon du « struggle for life » à toute la population, sauf à eux-mêmes. C’est protestantisme égalitaire pour la piétaille, mais pompe vaticane pour les cardinaux. Pourquoi les intérêts catégoriels des chauffeurs de taxis seraient-ils illégitimes et les intérêts catégoriels des patrons de banques intouchables ?