Parlons chaque matin de réforme, il en restera toujours quelque chose. Au moins, le peuple, culpabilisé, saura qu’il est dans l’erreur ; se tiendra à carreau.
Mais quelle vérité, quelle réforme, quel modèle ? Modèle allemand, anglais, américain, japonais, suédois, danois, finlandais ? Nos élites piochent au hasard, sans craindre les contradictions. Un jour, on nous dit qu’il faut devenir compétitifs comme les Allemands, mais les Allemands ferment leurs grands magasins dès le samedi après-midi. Un autre jour, on nous dit qu’il faut exporter comme les Japonais, mais les Japonais n’ont pas de grande surface, beaucoup de paysans et pas d’immigrés. On nous dit qu’on instaurera la flexi-sécurité à la danoise, la finance à l’anglaise, le référendum à la suisse, la pénalisation des clients des prostituées à la suédoise, la réduction des déficits à la canadienne, la baisse des impôts à l’italienne, le sauvetage de notre industrie automobile à l’américaine, et même sans le dire, la baisse des salaires à l’espagnole. Mais nos modèles eux-mêmes changent de modèle. On prétend supprimer le SMIC quand les Allemands l’instaurent, on développe la discrimination positive au moment où les Américains l’abolissent ; on rêve de grandes régions quand les Espagnols s’en mordent les doigts.
Nous ne sommes pas irréformables ; nous sommes incohérents. Trop de modèles tuent le modèle. Et trop de remèdes tuent le malade. C’est le but inavoué. N’importe quoi plutôt que le modèle français, d’un côté l’État qui dirige, et la liberté individuelle comme moteur. Notre modèle colberto-bonaparto-gaullien serait dépassé, désuet, obsolète, ringard. Tyrannique et liberticide. Et pour tout dire moralement abject.
Est-ce à dire qu’il ne faudrait rien changer ? Non, bien sûr ; mais ce n’est pas le propos de ce livre, on l’aura bien compris. Avant de réformer, il faut s’entendre sur le diagnostic. Or, sur ce point, depuis quarante ans, gauche et droite jouent à se mentir. À nous mentir. Sans doute parce que gauche et droite ont également renoncé. La France fait une fin, comme les viveurs dans Balzac épousaient une riche héritière sur le tard. La France s’aligne. La France se couche.
La droite trahit la France au nom de la mondialisation ; la gauche trahit la France au nom de la République. La droite a abandonné l’État au nom du libéralisme ; la gauche a abandonné la nation au nom de l’universalisme. La droite a trahi le peuple au nom du CAC 40 ; la gauche a trahi le peuple au nom des minorités. La droite a trahi le peuple au nom de la liberté ; cette liberté mal comprise qui opprime le faible et renforce le fort ; cette liberté dévoyée qui contraint la laïcité à se parer de l’épithète « positive » pour se rendre acceptable aux yeux de tous les lobbies communautaires. La gauche a trahi le peuple au nom de l’égalité. L’égalité entre les parents et les enfants qui tue l’éducation ; entre les professeurs et les élèves qui tue l’école ; l’égalité entre Français et étrangers qui tue la nation.
Mai 68 aura été à la République gaullienne ce que 1789 fut à la monarchie capétienne : le grand dissolvant. Les mots qu’utilisait Ernest Renan pour le tremblement de terre de 1789 valent encore pour 1968 : « La France était une grande société d’actionnaires formée par un spéculateur de premier ordre, la maison capétienne. Les actionnaires ont cru pouvoir se passer de chefs, et puis continuer seuls les affaires. Cela ira bien, tant que les affaires seront bonnes ; mais les affaires devenant mauvaises, il y aura des demandes de liquidation. » Mais si 1789 avait été une révolution du peuple contre le monarque et les aristocraties nobiliaires et cléricales, Mai 68 fut une révolution de la société contre le peuple.
Le peuple se rebelle, mais peut-être trop tard. Il lutte contre l’ultime destruction de sa civilisation, gréco-romaine et judéo-chrétienne, mais ses armes sont des épées de bois. Il se rue aux expositions sur les impressionnistes, et reste indifférent aux beautés cachées d’un art contemporain qui ne séduit que le snobisme des milliardaires. Il n’écoute que des reprises aseptisées des « tubes » des années 1960 et 1970. Il érige Les Tontons flingueurs en « film culte », et chante les louanges de Louis de Funès, dont la franchouillardise spasmodique se voit désormais rehaussée, aux yeux des critiques de gauche qui le méprisaient de son vivant, par ses origines espagnoles. Il dédaigne la plupart des films français, alourdis par un politiquement correct de plomb, mais fait un triomphe aux rares audacieux qui exaltent les valeurs aristocratiques d’hier (Les Visiteurs), le Paris d’hier (Amélie Poulain), l’école d’hier (Les Choristes), la classe ouvrière d’hier (Les Ch’tis), la solidarité d’hier (Intouchables) et l’intégration d’hier (Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?). À chaque fois, la presse de gauche crie au scandale, à la ringardise, à la xénophobie, au racisme, à la France rance ; mais prêche dans le désert. À chaque fois, les salles sont remplies par des spectateurs enthousiastes qui viennent voir sur pellicule une France qui n’existe plus, la France d’avant.
Dans les années 1970, les films qui avaient un grand succès populaire dénonçaient, déconstruisaient, et détruisaient l’ordre établi ; ceux qui remplissent les salles quarante ans plus tard ont la nostalgie de cet ordre établi qui n’existe plus. Les œuvres des années 1970 étaient d’ailleurs d’une qualité bien supérieure à leurs lointaines rivales. Comme s’il fallait plus de talent pour détruire que pour se souvenir. Comme si le monde d’hier – avec ses rigidités et ses contraintes, son patriarcat et ses tabous – produisait une énergie et une vitalité, une créativité que le monde d’aujourd’hui, celui de l’extrême liberté individuelle et du divertissement, de l’indifférenciation féminisée, ne forge plus. Comme si la liberté débridée des années 1970 avait tourné au catéchisme étriqué des années 2000. Il y a quarante ans, un ordre ancien, patriarcal, paysan et catholique n’était plus, tandis que le nouvel ordre, urbain, matriarcal, antiraciste, n’était pas encore. Profitant de l’intervalle, s’ébroua une révolte jubilatoire et iconoclaste, mais qui devint en quelques décennies un pouvoir pesant, suspicieux, moralisateur, totalitaire. Le jeune rebelle de L’Éducation sentimentale a vieilli en Monsieur Homais, cynique, pontifiant et vindicatif.
Dès qu’il en a l’occasion, le peuple prend la rue quitte à subir le mépris d’airain d’une gauche qui n’a pas compris les nouvelles conditions de l’éternelle lutte des classes – « bonnets rouges » bretons coupables de mêler dans une même protestation ouvriers et petits patrons, victimes communes du nouvel ordre mondial, ou manifestants contre le « mariage pour tous », coupables d’« homophobie » parce qu’ils défendent avec une véhémence le plus souvent tranquille la famille traditionnelle. Au cinéma, dans les expositions ou dans la rue, c’est un même mouvement authentiquement réactionnaire qui secoue le peuple français.