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Le triangle infernal forgé dans la foulée de Mai 68 entre État, peuple et société, branle de toutes parts. L’État est affaibli, impuissant à protéger le peuple, mais encore capable de le punir pour ses prétendues transgressions. Le peuple est remonté contre la postmodernité et se soude autour du slogan diabolisé « C’était mieux avant », mais n’a pas de projection politique majoritaire. La société règne encore. Elle est composée de toutes ces associations humanitaristes, ces lobbies antiracistes, gays, féministes, communautaristes, qui vivent de subventions publiques distribuées par un État aboulique et clientéliste, tous ces médias bien-pensants, tous ces technocrates, intellocrates, médiacrates, sociologues, démographes, économistes, qui prétendent encore faire l’opinion à coups de leçons de morale et de statistiques arrangées, élaborent au sein d’innombrables commissions pédagogiques les programmes scolaires, rédigent les rapports sur la meilleure façon de « faire de l’en commun pour faire France » (sic). Pour eux, la cohérence culturelle qu’avait su conserver notre peuple, en dépit d’une importante immigration depuis le XIXe siècle, est suspecte ; l’exigence de l’assimilation, xénophobe ; l’attachement à notre histoire, nos grands hommes, notre roman national, la preuve de notre arrogance raciste. Tout doit être détruit, piétiné, saccagé. Le multiculturalisme américain doit nous servir de nouveau modèle, même s’il vient de l’esclavage et a longtemps flirté avec l’apartheid de fait.

La société a vaincu : elle a asservi l’État en le ligotant, et désintégré le peuple en le privant de sa mémoire nationale par la déculturation, tout en brisant son unité par l’immigration. Elle règne sur un chaos. On connaît la phrase célèbre de l’historien Marc Bloch : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’Histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. » Que dirait aujourd’hui l’auteur accablé de L’Étrange Défaite de ces millions de Français, jeunes en particulier, qui par ignorance ou rejet, ne vibrent ni pour l’un, ni pour l’autre événement ?

Nous conjuguons un mai 1940 économique, et une guerre de Religion en gestation, le tout parsemé de frondes récurrentes contre un État brocardé, méprisé, vilipendé, mais dont on garde au fond du cœur une douloureuse nostalgie pour sa grandeur passée. Notre Histoire hante même ceux qui ne la connaissent plus. Le royaume des Francs est né, à la chute de l’Empire romain, de l’alliance des conquérants germains et des élites gallo-romaines, qui se solidarisèrent ensuite contre les hordes venues de l’est, du sud (Arabes) et du nord (Vikings). C’est dans ce combat homérique qui faillit les engloutir, que les populations « franques » prirent conscience de leur spécificité chrétienne et romaine. Toute l’Europe connut alors le même acte de naissance mouvementé. C’est par ailleurs dans le feu rougeoyant des guerres de Religion du XVIe siècle que nos élites intellectuelles et politiques forgèrent les principes de la souveraineté, afin d’imposer la loi pacificatrice de l’État à des dogmes religieux qui ensanglantaient le pays ; notre Léviathan se para des fastes de la monarchie absolue avec la dynastie des Bourbons ; la France imposa ce modèle à toute l’Europe avec le traité de Westphalie de 1648. C’est cet héritage millénaire que nous avons bazardé en quarante ans. Nous avons aboli les frontières ; nous avons renoncé à notre souveraineté ; nos élites politiques ont interdit à l’Europe de se référer à « ses racines chrétiennes ». Cette triple apostasie a détruit le pacte millénaire de la France avec son Histoire ; ce dépouillement volontaire, ce suicide prémédité ramènent les orages que nous avions jadis détournés, grandes invasions et guerres de Religion.

L’avenir de notre cher Hexagone se situe entre un vaste parc d’attractions touristiques et des forteresses islamiques, entre Disneyland et le Kosovo. L’État n’est plus qu’une coquille vide qui n’a conservé que ses pires travers gaulliens (l’arrogance des élites), sans en avoir la remarquable efficacité. Il faudrait la poigne d’un Colbert ou d’un Pompidou pour que notre industrie perdue renaisse de ses cendres. Il faudrait un implacable Richelieu combattant sans relâche « l’État dans l’État » et les « partis de l’étranger » pour abattre les La Rochelle islamiques qui s’édifient sur tout le territoire ; mais nous cédons devant l’ennemi intérieur que nous laissons prospérer, et nous pactisons avec les puissances étrangères qui les alimentent de leurs subsides et de leur propagande religieuse – les princes arabes du Golfe ont remplacé le duc de Buckingham, et nous les recevons les bras ouverts et le regard brillant, comme des Anne d’Autriche énamourées.

L’idéologie de la mondialisation, antiraciste et multiculturaliste, sera au XXIe siècle ce que le nationalisme fut au XIXe siècle et le totalitarisme au XXe siècle, un progressisme messianique fauteur de guerres ; on aura transféré la guerre entre nations à la guerre à l’intérieur des nations. Ce sera l’alliance du « doux commerce » et de la guerre civile.

C’est l’ensemble de l’Occident qui subit ce gigantesque déménagement du monde, entre perte des repères, des identités et des certitudes. Mais la France souffre davantage que les autres. Elle avait pris l’habitude depuis le XVIIe siècle et, plus encore, depuis la Révolution française, d’imposer ses idées, ses foucades mêmes, sa vision du monde et sa langue, à un univers pâmé devant tant de merveilles. Non seulement elle n’y parvient plus, mais elle se voit contrainte d’ingurgiter des valeurs et des mœurs aux antipodes de ce qu’elle a édifié au fil des siècles. Marcel Gauchet a bien résumé notre malheur : « Notre héritage fait de nous des inadaptés par rapport à un monde qui dévalorise ce que nous sommes portés spontanément à valoriser, et qui porte au premier plan ce que nous regardions de haut. »

La France se meurt, la France est morte.

Nos élites politiques, économiques, administratives, médiatiques, intellectuelles, artistiques crachent sur sa tombe et piétinent son cadavre fumant. Elles en tirent gratification sociale et financière. Toutes observent, goguenardes et faussement affectées, la France qu’on abat ; et écrivent d’un air las et dédaigneux, « les dernières pages de l’Histoire de France ».

1.

Pierre Manent,

Le Figaro

, 18 janvier 2014.

Remerciements

Je remercie Olivier Rubinstein, Lise Boëll, Julien Colliat et mon ami Jacques.

Crédits et sources

LA MAISON PRÈS DE LA FONTAINE (N. Ferrer)

© 1971, by Éditions Beuscher Arpège

LE PETIT JARDIN

Auteur Jacques Lanzmann / Compositeur Jacques Dutronc

© 1972, Éditions Musicales ALPHA

Avec l’aimable autorisation des Éditions Musicales ALPHA.

DU MÊME AUTEUR

ESSAIS

Balladur, immobile à grands pas, Grasset, 1995.

Le Livre noir de la droite, Grasset et Fasquelle, 1998.

Le Coup d’État des juges, Grasset et Fasquelle, 1998.

Une certaine idée de la France , Collectif, France-Empire, 1998.

Les Rats de garde, en collaboration avec Patrick Poivre d’Arvor, Stock, 2000.