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Pompidou met un terme à cette politique grandiose en estimant, non sans raison, qu’elle a échoué. Il s’entend mal avec le chancelier Willy Brandt. Il commence à craindre la menace de la puissance économique allemande, et cherche avec l’Angleterre un contrepoint. C’est le retour du classique équilibre des puissances cher à Talleyrand, qui succède comme en 1815 à la vision carolingienne du Général. Mais cet équilibre européen s’accompagne toujours de la domination, en surplomb, de la puissance impériale maritime, l’Angleterre jadis, l’Amérique désormais.

Pour les rallier à sa majorité présidentielle, le candidat Pompidou avait promis aux centristes l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’Europe. Ces fédéralistes à tous crins s’en mordront les doigts, l’Angleterre se révélant soucieuse de ses seuls intérêts et accrochée à sa souveraineté.

Mais point d’anachronisme. En 1972, c’est une Angleterre certes liée aux Américains, et soumise à son grand allié, qui entre dans l’Europe, mais une Angleterre sociale-démocrate, et même affaiblie par des syndicats trop puissants. Ce n’est qu’avec l’arrivée de Margaret Thatcher en 1979 que l’Angleterre achèvera de dynamiter l’ancien « Blocus continental » pour offrir un continent entier aux forces du libre-échange et de la mondialisation libérale.

17 juin 1972

Les hommes du président

On a d’abord observé cette histoire inouïe avec l’ironie condescendante et incrédule qui affleure aussitôt chez tout Français pour ce qui vient d’outre-Atlantique. Le regard un tantinet méprisant de celui à qui on ne la fait pas, du Franchouillard revenu de tout, cynique, qui brocarde « la naïveté américaine ».

On disait : « Des grands enfants, ces Ricains ! »

On plongeait dans l’Histoire : Watergate est un retour aux sources de la mythologie américaine qui s’est forgée dès les Pilgrim Fathers sur le rejet de la vieille Europe, de ses subtilités, de son cynisme, de son pouvoir tyrannique et amoral. L’État, c’est mal. C’est le mensonge, la dissimulation, le machiavélisme.

On comparait : chez nous, l’État est au contraire l’incarnation sacrée du bien. De l’intérêt général. Il protège nos libertés contre l’Église et les féodaux. Les Italiens nous ont enseigné à la Renaissance les rudiments du machiavélisme politique. Louis XIV jeune a été à l’école de Mazarin ; et toute la France avec lui.

Le mensonge d’État n’est pas une tare pour les Français s’il sert le bien commun.

Au commencement était donc l’indifférence. L’arrestation de cinq hommes, dans la nuit du 17 juin 1972, au quartier général du parti démocrate à Washington. Et alors ? Un cambriolage de plus… Et puis, l’emballement imprévisible, inouï : le scandale politique ; le prix Pulitzer décerné aux deux journalistes, Bob Woodward et Carl Bernstein, pour leurs investigations ; la mise en accusation du président Richard Nixon ; la procédure judiciaire de l’impeachment déclenchée par la Cour suprême ; la démission du président américain en août 1974 ; la publication en 1975 par les deux journalistes du livre Les Hommes du président, adapté au cinéma en 1976, avec Robert Redford et Dustin Hoffman, le blond et le brun, pantalons pattes d’éléphant, cols de chemise pelle à tarte, cravate à gros nœud et cheveux longs. Un mythe était né. Un mythe mondial. Aux conséquences incalculables, symboliques, géostratégiques, idéologiques.

Aux États-Unis, d’abord.

Nixon est républicain. Conservateur. Il a été réélu en 1972, après avoir écrasé le chéri de la gauche radicale et des campus universitaires, George McGovern. Il a enfin pris sa revanche sur son inique défaite (fraudes de la mafia) de 1960 contre l’icône du monde et des élites américaines : John Kennedy. Il a vaincu avec éclat son propre complexe d’infériorité de « Petit Chose » face aux plus brillants, plus beaux, plus bourgeois. Il a su mobiliser la majorité silencieuse contre les progressistes des sixties, l’Amérique profonde contre les élites juvéniles des côtes Est et Ouest.

Watergate est une revanche sociologique et générationnelle. Contre Nixon. Contre le mâle blanc, assimilé au red skin, raciste et machiste. Revanche des « plus intelligents » contre les « front bas ». De l’intelligentsia, des campus, des féministes, des minorités raciales, des médias contre le suffrage universel.

Nixon est chassé sans avoir perdu une élection. Le président de la principale puissance de la planète, l’homme qui a réussi à sortir l’Amérique du guêpier vietnamien, a engagé ce grand renversement des alliances avec la Chine communiste, et bientôt arrêtera la guerre du Kippour qui risquait de tourner au conflit nucléaire, mais aussi l’homme qui a renversé d’une pichenette Salvador Allende au Chili, cet homme qui incarne la puissance absolue en est réduit à quémander obséquieusement l’indulgence de quelques magistrats qu’il avait nommés. C’est Louis XVI sur l’échafaud. Une désacralisation. Son départ nous est vanté comme la victoire de la liberté, de la démocratie et de l’État de droit ; sa chute est en réalité une défaite du peuple et de la loi de la majorité, vaincus par l’alliance des journalistes et des juges – ils seront bientôt rejoints par les financiers, experts, organisations non gouvernementales – qui, placés en dehors du peuple, à l’écart de la nation, comme sur des plates-formes offshore, donnent au peuple et à ses représentants des leçons de morale comme des grands prêtres du haut de leur chaire.

Nixon est le dernier président héritier de Roosevelt. Il n’a pas remis en cause la ligne étatiste du New Deal, ni les mesures sociales en faveur des Noirs prises par son prédécesseur démocrate Lyndon Johnson. Conservateur mais keynésien. Républicain mais social. Les libéraux sauront s’engouffrer dans cette brèche, d’abord sur le mode plouc puritain (Carter), ensuite, en mieux réussi, avec la révolte fiscale partie de Californie et portée à Washington, puis dans le monde entier, par Ronald Reagan.

Nixon est enfin conseillé par Kissinger, quintessence du cynisme machiavélien de la vieille Europe, entre Metternich et Talleyrand, les seuls êtres humains, morts ou vivants, qu’il ne couvre pas de son mépris. Le départ de Nixon annonce le retour de l’idéalisme américain, du wilsonisme botté, des tirades manichéennes sur le camp du bien (toujours l’Amérique) et le camp du mal (l’Union soviétique et les communistes jusqu’en 1989, les islamistes terroristes depuis), les interventions militaires pour la propagation de la démocratie et des droits de l’homme (aide à l’Afghanistan contre l’URSS, puis les deux guerres du Golfe et l’intervention contre les talibans, sans oublier les plus discrètes mais efficaces révolutions orange orchestrées par les services américains en Europe de l’Est).

La démonisation de « Nixon le tricheur » est un classique américain mais qui, comme tout ce qui se déroule dans ce pays depuis la fin de la guerre de 1914, a des répercussions dans le monde entier. En particulier en France.

Notre ironie initiale laissa lentement la place à des sentiments confus, où l’admiration éperdue se mêle à la haine inexpiable.

Autoflagellation : « Ce n’est pas en France que ça arriverait. »

Imitation : Le Canard enchaîné dénonce bientôt les « plombiers » envoyés par le ministère de l’Intérieur poser des micros dans les locaux du journal satirique.