Depuis qu’elles ont été consacrées par la loi Pleven, les associations antiracistes sont devenues des ligues de vertu qui défendent la nouvelle morale érigée en dogme d’État. La justice est mise au service de cette redoutable Inquisition. « Le racisme n’est pas une opinion, mais un délit » : alors que le racisme a toujours été un délit, la loi Pleven se résumera désormais à ce slogan publicitaire assené pour faire taire les grincheux et les mal-pensants, et imposer une épée de Damoclès conformiste au-dessus de toute discussion, confrontation, débat.
En 2011, Jean Raspail fit rééditer Le Camp des saints 1, roman célèbre à sa parution en 1973 pour avoir conté le débarquement d’un million de gueux venus d’Inde sur les côtes de Provence. Dans une préface caustique, l’auteur signalait qu’un avocat consulté avait noté dans l’ouvrage quatre-vingt-sept motifs d’interdiction pénale.
L’article 1 de la loi du 29 juillet 1881 proclamait : « La presse et l’imprimerie sont libres. » Ce cri de délivrance sonnait, croyait-on, la fin joyeuse d’une longue histoire, d’un combat acharné, depuis l’Antiquité grecque, la Renaissance et les Lumières, pour que rien – pas même les dogmes religieux – n’échappe à l’examen critique et rationnel. Cette quête de la vérité exige un débat libre de toute contrainte ; c’est l’opposition des idées dans l’espace public qui féconde la pensée et entraîne le progrès intellectuel.
La rencontre entre le mouvement politically correct, né dans les universités américaines dans les années 1960, et la tradition robespierriste de l’extrême gauche révolutionnaire française a enfanté dans notre pays un monstre inédit. La liberté de pensée, d’écrire et de s’exprimer n’aura été qu’une parenthèse historique de moins d’un siècle. Les monarques absolus ont disparu ; on a seulement changé de maîtres ; mais les nouveaux ne sont pas les moins tyranniques. La presse et l’imprimerie ne sont plus libres en France.
16 novembre 1972
Comme ils disent et ne devront plus dire
Longtemps on a cru qu’il parlait de la rue Saint-Lazare. Et puis, on a cherché sur le plan la rue Sarasate, petite artère inconnue du XVe arrondissement. L’écriture de la chanson est, comme toujours avec Aznavour, fine, précise, élégante. Littéraire. Tellement française. Tout le monde sait que le grand chanteur aime les femmes, avec passion même ; qu’il n’est nullement un homo… « comme ils disent ». Son personnage de vieux garçon qui habite seul avec maman dans un très vieil appartement, et dont le vrai métier c’est la nuit, il l’exerce travesti, est dépeint avec la subtilité qu’il avait déjà montrée dans l’évocation de son peintre vieillissant et nostalgique de « la Bohème ». À la sortie du disque 2, le scandale tourne très vite au triomphe. Certains bougonnent contre les « pédales », mais le 45-tours s’arrache. Personne ne songe à une quelconque censure pour « bonnes mœurs ». La création d’Aznavour est originale mais emprunte en vérité certains sentiers battus, voire quelques clichés. L’homo vit seul, avec sa mère ; il a des aventures fugaces, amours sans joie ; est amoureux d’un garçon beau comme un dieu qui passe le plus clair de son temps au lit des femmes. Comme dans Proust, et toute la littérature, les amours homosexuelles sont sans espoir.
Pourtant, cette chanson est présentée depuis quarante ans comme une libération, une transgression inouïe des tabous, un éloge de la différence, de la tolérance, pour des garçons qui n’ont pas à s’excuser, car c’est la nature qui est seule responsable si je suis un homo comme ils disent. Un progrès majeur de la civilisation.
Le thème était rarement abordé dans la chanson française. La liberté était plus grande dans les années 1920 lorsque Maurice Chevalier chantait : « C’est une fille », histoire du mariage d’une fille très masculine avec un travesti. Félix Mayol, le roi du caf’ conc’ d’avant 14, et Charles Trenet osaient alors avouer leurs penchants. Ce dernier se fera plus discret après guerre, et sa carrière subira une longue traversée du désert jusqu’à son retour triomphal dans les années 1980.
C’est que, avec la défaite de 1940, la France cherche les raisons de son humiliation. Les soldats allemands qui défilent sur les Champs-Élysées sont impressionnants de virilité conquérante. Beaucoup de femmes succombent à leur charme. « La Française conservera toujours son cœur au vaincu », rigolent les titis parisiens ; la contrepèterie est aisée à découvrir : et son cul au vainqueur !
Vichy accuse « l’esprit de jouissance ». L’homosexualité est une de ses cibles. Avant guerre, une grande tolérance régnait, traditionnelle en France, pour les questions sexuelles.
Mais pendant toute la guerre, à travers les mots d’ordre, les polémiques à distance, les slogans, une concurrence virile oppose Vichy à Londres. De part et d’autre, les homos sont priés de rester discrets. Ils ne sont pas persécutés ; mais on préfère mettre en avant un valeureux combattant sur son char qui affronte les Allemands les armes à la main. À l’époque, les homosexuels résistants le comprennent et l’admettent. C’est un peu comme les religions auxquelles les règles de la laïcité demandent une discrétion dans l’espace public pour ne pas provoquer les autres. Pas une discrimination, encore moins une persécution, plutôt la garantie d’une véritable liberté.
À Vichy, le discours matrimonial et familialiste n’empêche pas les homosexuels de tenir le haut du pavé. Le ministre de l’Éducation nationale, Abel Bonnard, est surnommé Gestapette et les officiers allemands rencontrent d’innombrables gitons au bar du Select, à Montparnasse.
Dans les années 1950 et 1960, la virilité gaulliste continue de régner sur les esprits. Et la contre-société communiste en rajoute, qui voit l’homosexualité comme un signe éclatant de décadence bourgeoise. Les plus grands chanteurs français comme Brel (« Les bonbons », 1967) et Brassens (« Les trompettes de la renommée ») n’hésitent pas à se moquer – mais sans méchanceté – des premières tendances homosexuelles qu’ils ont finement repérées dans les révolutions juvéniles. En 1968, Fernandel brocarde à grand renfort de déhanchements et de roulements d’yeux, pour un public hilare, un garçon dont « on dit qu’il en est », à la manière répétitive et irrésistible de « Félicie aussi » !
Réaction d’une génération adulte qui résiste – en les raillant – aux nouvelles tendances de la jeunesse. Les années 1960 bouleversent en effet les codes de la séduction : cheveux longs et chemises à fleurs, bientôt talons hauts et maquillage (David Bowie) pour les hommes, et goût des femmes androgynes façon Birkin et Hardy – femmes sans hanches ni seins, qu’on se met à trouver belles alors qu’elles avaient été délaissées au fil des siècles, au nom d’une culture séculaire qui était attirée par les hanches profondes et les seins lourds, qui ne furent sans doute au départ que des talents sélectionnés par l’Évolution pour la reproduction de l’espèce.
On peut d’ailleurs se demander si cette mode androgyne n’était pas elle-même une réponse de l’Évolution à l’explosion démographique du XXe siècle. Les imprécations des religions monothéistes lancées contre l’homosexualité – essentiellement masculine, la préférence des filles pour les filles bénéficiant d’une grande mansuétude, comme si elle n’était pas prise au sérieux par les sévères prophètes juifs, chrétiens et musulmans –, ces imprécations implacables – « l’abomination » du Lévitique – étaient contemporaines des petites communautés humaines, aux temps d’une agriculture très peu productive et d’une mortalité infantile obsédante. Les vieux peuples fatigués d’Europe seront les premiers – ils sont restés les seuls – à tolérer une homosexualité qui ne menace plus la pérennité de l’espèce.