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En cette année où Aznavour évoquait la rue Sarasate, Michel Sardou chantait « La folle du régiment ». Sardou jouait le beauf se moquant des folles. On est dans un registre traditionnel, gouaille populaire sans méchanceté, mais sans confusion des genres. Les sexes sont bien définis et les vaches bien gardées. Sardou aurait pu chanter sa folle du régiment dix ans, vingt ans, cent ans avant. C’est une chanson populaire qui exprime le sentiment encore dominant. Pour peu de temps encore. Avec « Comme ils disent », Aznavour au contraire annonce les temps qui viennent : sa chanson est celle des nouvelles élites qui montent. Elle marque une mutation historique, sociologique, économique aussi, presque anthropologique.

Novembre 1972

La maison près de la fontaine

dans le petit jardin

La maison près de la fontaine

Couverte de vigne vierge et de toiles d’araignée

Sentait la confiture et le désordre et l’obscurité

L’automne, l’enfance, l’éternité

Autour il y avait le silence

Les guêpes et les nids des oiseaux

On allait à la pêche aux écrevisses avec Monsieur l’curé

On se baignait tout nus, tout noirs

Avec les petites filles et les canards

La maison près des HLM

A fait place à l’usine et au supermarché

Les arbres ont disparu, mais ça sent l’hydrogène sulfuré

L’essence, la guerre, la société

C’n’est pas si mal

Et c’est normal

C’est le progrès.

Nino Ferrer

1

C’était un petit jardin

Qui sentait bon le métropolitain

Qui sentait bon le bassin parisien.

C’était un petit jardin

Avec une table et une chaise de jardin

Avec deux arbres, un pommier et un sapin

Au fond d’une cour à la Chaussée-d’Antin.

Mais un jour près du jardin

Passa un homme qui au revers de son veston

Portait une fleur de béton.

Dans le jardin une voix chanta :

« De grâce, de grâce

Monsieur le promoteur

De grâce, de grâce

Préservez cette grâce.

De grâce, de grâce

Monsieur le promoteur

Ne coupez pas mes fleurs. »

Jacques Dutronc

2

1. Nino Ferrer, « La maison près de la fontaine », dans l’album Métronomie, 1971.

2. Jacques Dutronc, « Le petit jardin », dans l’album 1972.

Les voix sont mêmement douces, chaleureuses. Mélancoliques. Sans animosité, résignées. Dans nos souvenirs, elles se mélangent, comme leurs textes qui se mêlent, interchangeables, pour une seule ode à la nature violée, brutalisée, martyrisée. Le petit jardin est près de la Chaussée-d’Antin pour Jacques Dutronc, et la maison est près de la fontaine pour Nino Ferrer ; pour nous, à leur place, c’est le même béton, les mêmes parkings, le même hydrogène sulfuré. On ne sait plus qui dit quoi puisqu’ils chantent la même chose.

Leur révolte juvénile et impuissante, éplorée et pacifique, est un basculement historique majeur : pour la première fois depuis les Lumières, et même depuis la Renaissance, le progrès se sépare du bonheur ; les grands alliés deviennent les meilleurs ennemis du monde. Pour la première fois, c’est la jeunesse qui évoque avec nostalgie le bon vieux temps ; pour la première fois depuis quatre siècles, la science et l’amélioration des techniques ne servent pas l’homme, mais sont accusées de lui nuire.

Jusqu’alors, progrès scientifique, technique, capitalistique, démocratique, philosophique faisaient tout un. Politiquement, la gauche incarnait, et le résumait en une formule magique, le camp du progrès. Pour Victor Hugo, les chemins de fer, l’école, le suffrage universel, l’interdiction du travail des enfants, l’abolition de l’esclavage étaient les cinq doigts d’une seule main. La Nature ne méritait pas de compassion ; elle n’était qu’une marâtre qui nous avait fait tant souffrir, il fallait l’exploiter, sans craindre de la persécuter, pour qu’elle se mette – enfin – au service de l’homme.

Seuls quelques esprits grincheux ou lunaires ou superstitieux ou contemplatifs ou réactionnaires osaient contester la marche vers le progrès et le bonheur. Des paysannes crédules craignaient pour la santé de leurs vaches regardant passer les trains ; des Chateaubriand ou des Tolstoï exaltaient la beauté de la nature et la supériorité morale du simple d’esprit contemplatif sur le citadin affairé et empressé. Un Giono pouvait bien chanter la gloire de la charrue, la machine partout avançait. Les Monsieur Homais étaient dans le sens de l’Histoire. La Nature n’avait pas bonne presse républicaine car elle était associée au Roi et au saint chrême ; elle fut même accusée de « collaboration » après avoir été enrôlée à Vichy par le maréchal Pétain : « La terre, elle, ne ment pas. » Après guerre, le général de Gaulle, qu’on surnommait en 1939 le Colonel Motor, conduisit la droite même la plus traditionaliste sur les chemins du progrès technique et industriel au nom de la grandeur de la France et la défense de son rang, laissant certains de ses aficionados effarés devant les dégâts causés sur les paysages harmonieux du cher et vieux pays. « Comment le général de Gaulle qui aime tant la France éternelle peut-il tolérer ça ? » demandait, incrédule, François Mauriac dans son Bloc-notes.

De grands esprits originaux et iconoclastes comme Bertrand de Jouvenel remettaient en cause nos choix industrialistes et productivistes, mais leur réflexion demeurait confinée à de petits cercles intellectuels. C’étaient des voix solitaires, voix chevrotantes. Voix désuètes, ridiculisées, inaudibles.

Mais voix bientôt recouvertes et décuplées par des soutiens juvéniles qu’elles n’attendaient plus. Quelques années plus tôt, le chanteur d’obédience communiste Jean Ferrat avait fait le lien entre les deux générations avec son magnifique « Que la montagne est belle », brocardant la frénésie consumériste des paysans quittant leurs paysages sublimes pour manger leur poulet aux hormones dans leurs HLM ; mais cette mélancolie passéiste n’était pas dans la ligne du Parti qui restait productiviste et industrialiste. Progressiste, on disait.

Les jeunes gens chevelus qui reprenaient les chansons de Nino Ferrer et de Jacques Dutronc, qui occupaient le Larzac, qui élevaient des chèvres en Ardèche, refusaient la société de consommation. Leur archaïsme était furieusement moderne. Politiquement, ils se voulaient aux antipodes de la droite maurrassienne et traditionaliste qu’ils abhorraient en reprenant pourtant toutes ses intuitions. Leur pacifisme était inspiré de Gandhi et non du maréchaliste Giono (« Mieux vaut être un Allemand vivant qu’un Français mort »), mais leur haine du sionisme deviendrait bientôt proche de l’antique antisémitisme ; leur rejet du capitalisme avait des accents marxistes, mais reprenait en réalité la vieille méfiance du catholicisme pour l’argent. Souvent, ils avaient passé leurs jeunes années chez les scouts ou dans les JOC avant de se transformer en athées bouffeurs de curés. Ils se revendiquaient de gauche, et même d’extrême gauche ; mais ils ne parviendront jamais à démêler l’écheveau de leurs origines contrastées. Les écologistes longtemps oscilleront entre un ni droite-ni gauche hautain et un dogmatisme sectaire de gauchiste ; entre un refus méprisant des compromissions politiques et un cynisme politicien digne des affranchis de la IVe République.