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Car la France sortie de 1789 avait consacré la victoire du peuple contre les aristocrates, de la Nation contre les rois, de la Loi contre les juges (les parlements), de l’État contre les féodaux, des jacobins contre les girondins, de la raison contre la superstition, des hommes retrempés dans une virile vertu spartiate contre la domination émolliente des femmes dans les salons et à la cour.

La France sortie de Mai 68 sonnerait la revanche des oligarques sur le peuple, de l’internationalisme sur les nations, des nouveaux féodaux sur l’État, des girondins sur les jacobins, des juges sur la loi, de la féminité sur la virilité.

Sur le moment, les meilleurs esprits s’aveuglèrent. Mai 68 fut une révolution inédite et surprenante : pour la première fois dans l’Histoire, les habituels perdants l’emportaient. Les anarchistes prirent leur revanche sur les staliniens, les libertaires sur les autoritaires, Proudhon sur Marx, les communards sur les versaillais, les mencheviks sur les bolcheviks, les anarchistes espagnols sur les communistes. Cohn-Bendit repoussa au fond des cortèges de manifestants Georges Marchais et ces « chiens de communistes ». L’« anarchiste allemand » ridiculisa l’ancien STO de Messerschmitt. Dans les mémoires, le monôme étudiant supplanta la grève générale.

Les gardiens de la révolution avaient raison de se méfier. Les nouvelles revendications féministes et libertaires détruisirent de l’intérieur leurs rugueuses organisations sous le regard amusé des innombrables « indics » du ministre de l’Intérieur de l’époque, Raymond Marcellin. Les femmes des austères révolutionnaires se révoltèrent contre les ultimes représentants du patriarcat occidental qu’incarnaient ces révolutionnaires communistes : « Qu’est-ce qui est le plus long ? Cuire le steak d’un révolutionnaire ou celui d’un bourgeois ? » Dans son remarquable ouvrage, Mai 68 ou l’héritage impossible, Jean-Pierre Le Goff 1 expliquera que l’échec du militantisme gauchiste entre 1970 et 1973 « procède beaucoup moins des divergences politiques “objectives” qui opposent les discours des différents groupuscules […] que d’un phénomène dont la portée fut largement sous-estimée : le développement du courant de libération du désir et l’irruption du féminisme ».

Sur le plan idéologique, la domination inédite des libertaires préparait le terrain aux libéraux. Les mouvements féministes annonçaient la fin du patriarcat ; le « il est interdit d’interdire », la mort du père et de toute autorité. L’influence communiste dans l’Éducation nationale avait converti les chères têtes blondes grandies dans les années 1960 à un internationalisme qui niait les nations.

Le triptyque soixante-huitard : Dérision, Déconstruction, Destruction, sapa les fondements de toutes les structures traditionnelles : famille, nation, travail, État, école. L’univers mental de nos contemporains devint un champ de ruines. Le succès intellectuel des sciences humaines détruisit toutes les certitudes. Comme l’avait deviné dès 1962 Claude Lévi-Strauss : « Le but dernier des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme, mais de le dissoudre. » L’heure venue, le Marché s’emparera sans mal de ces hommes déracinés et déculturés pour en faire de simples consommateurs. Les hommes d’affaires sauront utiliser l’internationalisme de leurs adversaires les plus farouches, pour imposer la domination sans partage d’un capitalisme sans frontière.

Jean-François Revel, bien que porté par un antimarxisme militant qui l’aveuglait souvent, fut un des rares intellectuels français à deviner ce qui se passait. Peut-être une affaire de génération : il était né vingt ans après les Sartre et Aron. Il n’avait pas leur vision traditionnelle de la révolution. Dans son livre qui le rendit célèbre dans le monde entier, Ni Marx ni Jésus 2, Revel eut la formidable intuition que la révolution ne viendrait pas de Moscou, de La Havane, de Pékin, ou même de Paris, mais qu’elle était partie de San Francisco. La révolution serait libérale ou ne serait pas. La révolution serait encore une fois américaine, même si, comme au XVIIIe siècle, la révolution française parvint à aimanter tous les regards. Revel vit dans Woodstock la révolution des individus ; et dans les mouvements noirs, féministes et gays, la révolution des minorités. Il comprit que la conjonction des deux forgeait, dans les universités américaines des années 1960, ce politically correct qui balaierait la société traditionnelle et patriarcale. Ni Marx : en France, les révolutionnaires de Mai 68 utilisaient la langue marxiste, pour accoucher d’une révolution capitaliste. Ni Jésus : la quasi-extinction de la pratique du culte catholique accoucha d’un postchristianisme, une sorte de millénarisme chrétien sans le dogme (« les fameuses idées chrétiennes devenues folles » de Chesterton) mariant un universalisme qui vira au « sans-frontiérisme » et un amour de l’autre poussé jusqu’à la haine de soi. Un pacifisme absolu, tiré encore des Évangiles, se dénatura en un refus absolu de toute guerre, de tout conflit, de toute violence, associés à la virilité, par ailleurs dénoncée par les féministes comme coupable de tous les maux.

Ces vagues de féminisation et d’universalisme postchrétien brisèrent les digues d’une France encore patriarcale, reposant sur l’imperium du père, à la maison comme à la tête de l’État.

La victoire de la révolution passait par la mort du père. De tous les pères. C’était la condition indispensable d’une révolution réussie. Déjà, en 1793, la condamnation à mort de Louis XVI, comme l’avait noté Balzac, avait guillotiné tous les pères. Mais Bonaparte, avec le Code civil, avait remis le père sur son trône. De Gaulle avait même réussi, au bout de cent cinquante ans de tâtonnements institutionnels, à le remettre à la tête de l’État. C’est ce travail séculaire de restauration qui a été saccagé.

Notre époque a été tout entière dessinée par Mai 68. Non les événements eux-mêmes, copie plutôt médiocre et souvent parodique des grandes heures révolutionnaires des XVIIIe et XIXe siècles ; mais le récit épique qui en a été forgé, les leçons qui en ont été tirées, les élites qui s’y sont révélées, les slogans qui y ont été scandés (« Il est interdit d’interdire », « CRS-SS », « Nous sommes tous des Juifs allemands », etc.), l’univers mental, culturel, idéologique qui en est sorti, ont façonné le nouveau visage de notre pays. Comme les révolutionnaires parisiens de 1789 imposèrent leurs foucades idéologiques successives à une province fascinée et passive, les Enragés de 68 ont enseigné leur vision du monde et de « ce pays », comme ils disent, à un peuple rétif mais résigné. Nous sommes tous les enfants de Mai 68, ou plutôt des quarante ans qui ont suivi. Les « événements » auront été nos « trompettes de Jéricho » : pendant quelques jours, les rebelles tournèrent autour des remparts qui, depuis lors, n’ont jamais cessé de s’effondrer. Et nous chérissons nos ruines davantage que les plus beaux édifices.

Maurras exalta jadis les quarante rois qui ont fait la France ; il nous faut désormais conter les quarante années qui ont défait la France.

Il est temps de déconstruire les déconstructeurs. Année après année, événement après événement, président de la République après président de la République, loi après loi, élection après élection, intellectuel après intellectuel, unes des médias après unes des médias, réforme scolaire après réforme scolaire, traité après traité, patron après patron, livre après livre, chanson après chanson, film après film, match de football après match de football. L’histoire totale d’une déconstruction joyeuse, savante et obstinée des moindres rouages qui avaient édifié la France ; histoire d’une dépossession absolue, d’une désintégration inouïe ; d’une dissolution dans les « eaux glacées » de l’individualisme et de la haine de soi.