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Mais la nouvelle idéologie dominante imprégnait peu à peu les mentalités de nos dirigeants et de nos technocrates. Pompidou conservait sa prudence de paysan matois, mais, au contraire de De Gaulle, faisait confiance aux marchés : « Quand on a choisi le libéralisme international, il faut opter aussi pour le libéralisme intérieur. L’État doit donc diminuer son emprise sur l’économie au lieu de chercher perpétuellement à la diriger et à la corriger » (propos rapportés par son biographe Éric Roussel). Giscard rêvait déjà d’« avoir un strapontin à la Bundesbank ». À partir des années 1980, avec les révolutions libérales de Thatcher et Reagan, cette théorie deviendrait l’air du temps. Horizon indépassable. Malgré son surmoi colbertiste – ou à cause de ce surmoi tant dénigré et haï par nos élites –, la France résista beaucoup moins que certains pays comme le Japon (ou même l’Italie) qui n’ont jamais renoncé à faire financer leur dette (supérieure à la nôtre) par leur banque centrale et leurs épargnants nationaux, refusant de se mettre dans la main des banques et des marchés.

Avec la loi de 1973, on entrouvrait la porte. On entamait un processus. On mettait le doigt dans un engrenage. Le vieux monde économique français mourait sans un cri de douleur ou d’effroi. Sans même s’en apercevoir.

Janvier 1973

Robert Paxton, notre bon maître

Chaque époque a son historien de référence qui résume et incarne ses idéaux. Au XIXe siècle, Michelet exalta avec un rare talent littéraire la Révolution, la République et la Nation, conjuguées dans un même souffle épique. Il fut le maître de l’Histoire enseignée par la République à tous les enfants de France. Robert Paxton est le Michelet de notre temps. Admiré par ses pairs, révéré par la classe politique, incontesté. La doxa paxtonienne est admise unanimement ; elle ne souffre aucune objection ; elle est parole d’Évangile, comme le fut la vibrante vision du grand Michelet.

La Seconde Guerre mondiale a remplacé la Révolution française comme matrice historique indépassable. Mais Paxton est un anti-Michelet. C’est même pour cette raison que notre époque repentante l’a adopté comme souverain pontife. Quand son livre paraît en 1973 1, règne à l’Élysée un président Pompidou qui ne fut ni résistant ni collabo, n’hésite pas à citer du Maurras dans ses conférences de presse et à gracier le milicien Touvier pour refermer les plaies ouvertes « dans un temps où les Français ne s’aimaient pas ». À la même époque, le grand intellectuel Raymond Aron exhortait ses coreligionnaires israélites à rejeter « l’obsession du souvenir ». Pompidou comme Aron seront balayés. En 1981, Paxton, avec un autre historien nord-américain, Michael Marrus, enfoncera encore le couteau dans la plaie avec Vichy et les Juifs 2. La doxa est édifiée. La thèse restera inchangée. Elle repose sur la malfaisance absolue du régime de Vichy, reconnu à la fois responsable et coupable. L’action de Vichy est toujours nuisible et tous ses chefs sont condamnables.

Les grands historiens ne sont jamais aussi simplistes que leurs épigones. Michelet fut souvent implacable avec les exactions de la Révolution (massacres de septembre, Terreur, etc.), et lucide quant aux faiblesses de la « Grande Nation ». ll arrive au sévère procureur américain de reconnaître ici ou là que Laval ne fut pas antisémite ou que les dignitaires nazis furent fort désappointés par les maigres chiffres des convois de déportés partis de France. Il lui arrive même, au détour d’une phrase, de pointer le décalage profond entre notre époque, obsédée par les préoccupations humanitaires et l’extermination des Juifs, et celle de la guerre, marquée par les soucis prosaïques des Français sous l’Occupation, pour qui le mot déporté évoque le départ forcé pour l’Allemagne de jeunes réquisitionnés par le STO.

Mais peu importent ces détails qui n’altèrent pas la charge du procureur. Une seule question le taraude, mais il choisit de l’ignorer en l’ensevelissant sous l’opprobre : « On peut se demander comment, dans ces conditions, les trois quarts des Juifs de France, ont pu échapper à la mort. »

Question posée à la fin de son second ouvrage – Vichy et les Juifs – après dix ans de recherche supplémentaire ; mais à laquelle il apporte une réponse lapidaire. Question qu’il ne peut qu’éluder car elle détruirait la doxa.

Entre-temps, Serge Klarsfeld lui a servi le chaînon manquant : c’est le peuple français qui les a sauvés. Ce sont les « Justes » qui enrayeront à eux seuls la machine exterminatrice de Vichy ; car, pour Paxton comme pour Klarsfeld, les Allemands et leur idéologie nazie sont des figurants, anecdotiques, presque dépassés par la perfidie vichyste.

Avec l’appoint de Klarsfeld, la doxa paxtonienne est indestructible.

Incontestable. Incontestée.

Pourtant, la question subsiste, lancinante. Si ces Français – qu’on a, depuis la même époque, caricaturés sous les traits d’infâmes salauds, antisémites et délateurs – ont permis un sauvetage d’une telle ampleur, pourquoi les Hollandais et les Belges, nos voisins, n’ont-ils pu en faire autant ? Le nombre des justes hollandais est pourtant supérieur à celui des français ! Et les Juifs hollandais ont été exterminés à près de 100 %. À cette question, l’historiographie française d’avant R.O. Paxton avait apporté une réponse devenue sacrilège. Des historiens comme Robert Aron rappelaient que la France vaincue, sous la botte allemande, était soumise aux pressions permanentes de Hitler. Les mêmes expliquaient le bilan ambivalent de Vichy par la stratégie adoptée par les Pétain et Laval face aux demandes allemandes : sacrifier les Juifs étrangers pour sauver les Juifs français.

Cette thèse est aujourd’hui réputée nulle et non avenue. Scandaleusement indulgente. Et crime suprême : franco-française. Pourtant, le grand spécialiste mondial de l’extermination des Juifs, Raul Hilberg, dont les analyses du processus de la solution finale sont reprises par tous ceux qui écrivent sur le sujet, ne dit pas autre chose dans La Destruction des Juifs d’Europe 3 : « Dans ses réactions aux pressions allemandes, le gouvernement de Vichy tenta de maintenir le processus de destruction à l’intérieur de certaines limites […]. Quand la pression allemande s’intensifia en 1942, le gouvernement de Vichy se retrancha derrière une seconde ligne de défense. Les Juifs étrangers et les immigrants furent abandonnés à leur sort, et l’on s’efforça de protéger les Juifs nationaux. Dans une certaine mesure, cette stratégie réussit. En renonçant à épargner une fraction, on sauva une grande partie de la totalité. »

Mais cette partie de l’héritage intellectuel de Hilberg est ignorée.

« Quand, avoue Paxton, lors de la réédition de son livre, je relis aujourd’hui certains jugements prononcés par moi à l’époque, je concède qu’ils sont bien trop totalisants et parfois féroces. Ils étaient influencés, je le reconnais, par ma répulsion devant la guerre menée au Vietnam par mon propre pays. Mais à mes yeux, il est toujours légitime de dire que le régime de Vichy aura été de bout en bout souillé par son péché originel de juin 1940… »