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La victoire de Paxton, honoré, célébré, adulé, était totale. Avec les discours sur la rafle du Vél’ d’Hiv’ des présidents Chirac en 1995 et Hollande en 2012, la doxa paxtonienne deviendra vérité officielle, sacrée. Religion d’État.

22 février 1973

Elle court, elle court la banlieue,

mais ne sait pas encore où

Quand le cinéma se penche sur les banlieues françaises en 1973, l’étranger a un délicieux accent suisse ; de longues jambes affriolantes, mises en valeur par la minijupe à la mode ; et le sourire tendre, irrésistible de Marthe Keller, qui adoucit les caractères les plus acariâtres. Revoir Elle court, elle court la banlieue aujourd’hui nous transporte des siècles en arrière, dans un univers presque aussi exotique qu’un film en costumes du XVIIIe siècle. La banlieue n’a donc pas toujours été ce rebut désolé et redouté. Foin d’étymologies faussement savantes sur la « mise au ban », la banlieue fut une destination désirée, rêvée, pour les familles venues de la campagne qui y découvraient ébaubies les conforts de la ville (salle de bains, chauffage central, etc.) ou les jeunes couples des centres-ville qui y trouvaient enfin l’espace pour leur future progéniture. La banlieue heureuse ne fut pas une chimère, elle éclabousse de joie de vivre dans chacun des plans du film ; elle fut bien le rêve d’une génération d’après-guerre qui fantasmait sur les suburbs américains, un rêve encouragé par des architectes et des urbanistes qui voulaient réinventer la ville selon les lois de Le Corbusier.

Toutes les théories échafaudées depuis lors par des géographes, urbanistes, sociologues s’effondrent en quelques images : ce ne sont pas l’urbanisme en hauteur, les cages d’escalier, l’absence de rues qui provoquent la violence, les bandes, les ghettos ; mais la violence, les bandes, les trafics qui transforment le paradis en enfer. Ce ne sont pas les structures qui forgent la superstructure ; c’est la population – et les changements de population – qui façonne l’environnement.

La Suisse Marthe Keller incarne cette immigration européenne qui s’est parfaitement assimilée au tronc central du peuple français. Son léger accent est un charme de plus ; comme ceux des Anglaises Petula Clark ou Jane Birkin, des Israéliens Rika Zaraï ou Mike Brandt, de l’Italo-Égyptienne Dalida, du Belge Jacques Brel, de l’Italien Reggiani ou de l’Allemande Romy Schneider qui tous triomphent dans l’Hexagone à la même époque.

Les révoltes ouvrières du XIXe siècle contre les Ritals qui « venaient prendre le pain des ouvriers français » sont oubliées ; même la sourde hostilité des années 1930 contre les « métèques » juifs venus de l’Est est apaisée.

La banlieue réussit alors un magnifique alliage entre populations terriennes des campagnes et enfants d’étrangers venus de toute l’Europe. Ils sont tous de confession chrétienne (et les jeunes sont tous autant déchristianisés), de même culture gréco-latine et de race blanche, pour paraphraser la célèbre apostrophe du général de Gaulle.

Le sociologue et politologue Robert Putnam – repris et cité des années plus tard par Christophe Guilluy dans son livre Fractures françaises  6 – analysera bientôt sans fard ni tabou les bouleversements entraînés par une société américaine déjà multiculturelle. Il évoque le dépérissement de ce qu’il appelle le « capital social », c’est-à-dire les éléments de la vie collective dans les villes multiculturelles. Il constate que, dans les communautés les plus diversifiées, la confiance entre individus diminue fortement ; il conclut en expliquant que la diversité multiculturelle conduit à l’isolement et à l’anomie sociale.

Les travaux de l’Américain resteront confidentiels dans notre pays. À l’époque du film, ils ne correspondaient pas à la réalité française ; désormais, ils y correspondent trop.

Dans Elle court, elle court la banlieue, les conflits existent, ne sont pas niés ; mais sont avant tout générationnels. Le CRS joué par l’acteur pied-noir Robert Castel ne supporte pas le bruit de la batterie sur laquelle tape le jeune chanteur Higelin, ni les cheveux longs du motard pétaradant au milieu de la cité ; mais les heurts restent encore discrets ; peu de violence, encore moins de haine. Les colères sont sans conséquence, on ne sort que rarement les fusils ; il n’y a pas de viols, pas de trafics ; on ne tire pas sur la police, et les commissariats ne sont pas barricadés derrière d’épais grillages ; les médecins ni les pompiers ni les professeurs ne sont passés à tabac.

On sent que l’époque n’imagine pas de tels débordements.

Quand le jeune chauffeur de bus glisse une main concupiscente sur un charmant fessier féminin, la jeune femme ne porte pas plainte pour harcèlement sexuel. La confiance règne.

Marthe Keller doit se lever à 5 heures du matin pour arriver à son travail à Paris à 8 heures ; et ses cris de plaisir énamourés irritent les nerfs des voisins plus chenus réduits au câlin du samedi soir. Le travail salarié des femmes et les tentations de la grande ville avivent les jalousies et fragilisent les couples. La confusion des sentiments devenus tyranniques pousse Marthe Keller à une tentative de suicide. Tout se terminera bien : c’est une comédie. Mais la tragédie rôde. On sent des populations déboussolées, désaffiliées, déracinées.

Le film ne cache pas l’envers du décor paradisiaque. Quand Robert Castel réclame à sa femme de la lessive pour laver son automobile, il reçoit une multitude de paquets dans la figure, lancés à pleine volée des fenêtres innombrables ; on se querelle pour ranger sa voiture ; les trains sont bondés, trop rares, souvent en grève. L’administration méprisante et arrogante est sourde aux récriminations.

Les gouvernements gaullistes de Pompidou furent pourtant les derniers à s’en préoccuper. Le 25 avril 1973, on inaugure le boulevard périphérique qui facilite les liens entre Paris et sa banlieue, même si dans ce colosse de béton semblent ressusciter les fortifs d’autrefois et durcir la séparation. Et c’est le même pouvoir gaulliste qui lance les lignes de RER pour renforcer et supplanter les traditionnels trains de banlieue, dépassés par l’afflux soudain de populations. À partir de l’avènement de la gauche en 1981, les pouvoirs publics privilégieront les lignes de TGV et leur public d’hommes d’affaires et de touristes argentés en route vers le sud.

Les banlieues n’ont pas d’histoire, pas de passé, pas de traditions à quoi se raccrocher. Il faut tout réinventer. Bientôt les centres commerciaux pousseront comme le chiendent. La première génération consumériste de l’Histoire de France disposera de cathédrales dédiées à la nouvelle religion de la consommation. Pour l’instant, la croissance échevelée des années Pompidou dissimule et occulte les fragilités et les souffrances. On a du mal à boucler les fins de mois, mais le chômage n’est pas un sujet. L’ancienne génération, tant brocardée et tant critiquée par la jeunesse, sert encore, avec ses valeurs traditionnelles héritées de la civilisation rurale, de vieille roche sur laquelle s’appuyer. Le film ne le montre pas, mais la banlieue est à l’époque tenue en main par le parti communiste qui, avec ses innombrables associations, crée et forge le lien social indispensable à ces populations, une Église matérialiste qui a son Saint-Siège à Moscou remplaçant une Église catholique en déclin. C’est ce monde-là que le capitalisme consumériste, les idéologies libertaires et l’immigration de masse s’apprêtent à détruire.