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À la fin du film, le couple s’est installé à Paris. Le débarquement des nouvelles couches moyennes du tertiaire embourgeoisées par les Trente Glorieuses dans les quartiers populaires de l’est parisien, annonce sa « gentryfication » et les encore inconnus « bobos ». La place est libre dans ces banlieues pour d’autres populations venues des quatre coins du monde. Elle court toujours, la banlieue, mais elle court à l’abîme ; elle ne le sait pas, ne l’imagine même pas. Le film est la trace enfouie de ce moment de bonheur fragile et ingénu. Vingt ans après, le prochain film sur la banlieue s’intitulera La Haine.

Juillet 1973

De si gentils divorcés

On l’a d’abord connu jeune homme pansant ses peines de cœur au fond d’un bistrot chaleureux, chez Lorette ; puis, s’enivrant de slogans pacifistes et de musique planante dans des rassemblements hippies : « Wight is Wight / Dylan is Dylan. » En 1973, Michel Delpech a grandi, mûri. A des « problèmes de couple », comme on dit déjà dans la presse féminine.

Michel Delpech est de ces chanteurs talentueux et populaires qui incarnent l’avènement de la génération du baby-boom. Il chante pour elle ; il raconte ses émois, ses découvertes, ses coups de cœur ; ses peines et ses choix aussi. Sa conception du monde.

Avec une grande sensibilité, Delpech forme les contours d’un divorce banalisé et déculpabilisé 7. Pas question de se déchirer, de s’inventer des fautes, des adultères, des constats d’huissiers :

Si tu voyais mon avocat

Ce qu’il veut me faire dire de toi

Il ne te trouve pas d’excuses

Les jolies choses de ma vie

Il fallait que je les oublie

Il a fallu que je t’accuse.

Il est l’homme des arrangements, des compromis :

On pourra dans un premier temps

donner le gosse à tes parents

Le temps de faire le nécessaire

[…]

Si c’est fichu entre nous

La vie continue

Malgré tout.

Il est au-delà des rancunes, des mesquineries, des haines. Même dans la rupture. Le cocu n’est plus furieux ni ridicule, mais compréhensif, bénisseur :

Tu pourrais même faire aussi

Un demi-frère à Stéphanie

Ce serait merveilleux pour elle.

Michel Delpech le conte d’une voix affectueuse. Il fait la paix, pas la guerre. À la télévision, il apparaît alors visage rond et doux, mèches brunes, longues et soyeuses, regard tendre, gestes alanguis : l’homme s’est métamorphosé en femme.

Avec cette chanson exaltant le divorce pacifié, sans drame ni douleur, il précède la loi et les mœurs. Il fait entrer la France, avant les politiques, les sociologues, les historiens, dans l’ère du divorce de masse. Il rejette la loi de ses pères, le divorce autorisé mais contenu, légal mais illégitime, le divorce qui doit rester exceptionnel, que toute une société – législateur, Justice, Églises – s’efforce de limiter. Une société où la pérennité de la famille est préférée au bonheur des individus ; où « on ne divorce pas pour les enfants ».

Delpech nous chante une ode au divorce parfait, divorce exemplaire. À l’époque, cette vision est nouvelle ; elle surprend et plaît. Très vite, elle sera reprise par les journaux féminins, les « psy » en tout genre ; les mouvements féministes aussi, au nom de la liberté de la femme à se défaire « des chaînes du mariage ».

C’est une révolution copernicienne des mentalités si on veut se souvenir que le mariage fut longtemps considéré comme un insupportable boulet aux pieds par la gent masculine ; et une protection à la fois matérielle et sentimentale pour les femmes. Pascal Quignard, dans Le Sexe et l’Effroi 8, explique fort bien, après d’autres, que la monogamie, imposée par Rome et l’Église, fut alors une revendication féminine (féministe) dans une société virile qui n’avait pas encore oublié les joies et les plaisirs d’une polygamie fantasmée.

Pendant des siècles, le mariage fut une institution essentielle à la stabilité des familles et de la société, jugée trop sérieuse pour être laissée aux jeunes époux. Ce mariage arrangé sera pourtant contesté dès le Moyen Âge par l’Église qui défendra avec ses clercs, contre les monarchies et les aristocraties, la théorie du « consensualisme ». Le concile de Trente consacrera même ce grand principe, incitant les jeunes mariés à suivre leurs inclinations, mais ne parviendra jamais à ébranler les habitudes dirigistes et les stratégies matrimoniales des élites et des parents. Le XIXe siècle romantique, conjuguant la doctrine chrétienne et le sentimentalisme de La Nouvelle Héloïse, imposera le mariage d’amour comme modèle. Et son pendant, le divorce, quand l’amour disparaît. Le XXe siècle met en place ce couple infernal. La génération du baby-boom en fait une révolution de masse dans tout l’Occident. Au début des années 1970, la libération des mœurs, vécue de manière anarchique, pousse à la multiplication des séparations. Les lourdeurs juridiques du divorce freinent une génération pressée et impatiente. La famille est sommée de s’incliner devant le bonheur égoïste des individus.

Les femmes sont à la pointe de cette révolution ; elles poussent au mariage d’amour, et veulent pouvoir « refaire leur vie » quand l’amour s’éloigne ; elles demandent le divorce quand leur époux les trahit ou qu’elles ont trouvé une nouvelle âme sœur. Ce n’est pas un homme, mais l’amour qu’elles aiment.

La société du XIXe siècle corsetait ce romantisme féminin, comme l’a admirablement montré Flaubert dans Madame Bovary. Le génial Normand, grand amateur de bordel et de putains, qu’il alla chercher jusqu’en Égypte, méprisait le sentimentalisme de son héroïne et de toutes les femmes qui, écrivait-il drôlement à Louise Colet, « confondent leur cœur avec leur cul, et croient que la lune a été inventée pour éclairer leur boudoir ».

Flaubert serait ébahi s’il revenait à Paris un siècle après.

Le bovarysme n’est plus une tare, mais un devoir ; plus un ridicule, mais une fierté. La libération sexuelle du début des années 1970, et sa frénésie de partenaires, a cru achever définitivement le sentimentalisme et l’amour ; les femmes elles-mêmes s’essayèrent au désir sans amour, à la consommation sans passion. La plupart en sortirent meurtries, avec des bleus au cœur et à l’âme. Le couple et la romance revinrent en force, mais au nom de la liberté et de l’amour. Face à l’usure du désir et la lassitude, le divorce fut préféré à l’adultère. On troqua la monogamie avec adultère pour une polygamie séquentielle.

Les femmes sommèrent les hommes de s’aligner sur ce nouveau modèle inspiré de l’exemple protestant et puritain des Anglo-Saxons. Pris entre le discours dominant et leurs pulsions venues du fond des âges, les hommes étaient perdus. Soit ils s’alignaient sur le modèle féminin, et se croyaient amoureux du premier désir qui passe ; soit ils récusaient ce modèle sentimental et étaient abandonnés par leur compagne ; ils quittaient ou étaient quittés ; dans les deux cas, le divorce était consommé.

Avec cette chanson de Delpech, la petite bourgeoisie montante commençait son travail de sape sociologique ; profitant de ses positions de domination médiatique et culturelle, elle imposait à toute la société, et en particulier aux classes populaires qui n’y pouvaient mais, une vision irénique du divorce pacifié entre adultes consentants, sans heurts ni malheurs. Ce mythe du divorce sans larmes était un déni du réel – du réel du chanteur lui-même dont le divorce personnel se révéla brutal et cruel ! –, mais c’est le propre des mythes que de s’imposer quel qu’en soit le prix.