Oscar Wilde disait : « En amour, il y en a toujours un qui souffre et un qui s’ennuie » ; dans un divorce, il y en a toujours un qui quitte et un qui est quitté. Guy Bedos, au temps où il était drôle et corrosif, dans ces mêmes années 1970, avait une formule amusante : « On se quitte d’un commun accord, surtout elle. »
Le divorce par consentement mutuel est un mythe, comme le divorce sans douleur pour les enfants, qui assistent impuissants et défaits à la déchirure de la scène fondatrice et fantasmatique de l’union qui a présidé à leur venue au monde. Dans les années 1970, des armadas de « psy » nous expliquèrent que les enfants souffraient plus encore des querelles de leurs parents « qui restaient ensemble pour les gosses » ; ils ajoutaient que la douleur de ces petits de divorcés venait de leur « différence » et du regard des autres qui les marginalisait. Quarante ans plus tard, le temps des premiers bilans est venu : le divorce de masse a banalisé la situation des enfants de divorcés, mais n’a pas atténué leurs souffrances ni leurs troubles scolaires et comportementaux ; les couples qui résistent – même si les tensions et les conflits ne sont pas absents – leur paraissent en comparaison des havres de paix et de réconfort. Mais seuls de rares esprits iconoclastes, comme la fondatrice du Planning familial, Évelyne Sullerot, osent aujourd’hui rappeler cette évidence niée obstinément : « Des faits ont été établis (qu’on ne fait pas connaître à cause des réticences coupables de ceux, très nombreux, qui se sentiraient visés) : les enfants des parents séparés vont moins bien (santé physique et santé psychique) que ceux qui vivent avec leurs parents, mariés ou non, et ils réussissent moins bien également dans leurs études et dans la vie 9. »
Cette chanson de Michel Delpech, sous son air anodin, annonçait une mutation des valeurs radicale : la liberté et l’épanouissement personnel sont préférés à la stabilité de la famille ; l’égoïsme individuel des adultes est préféré à l’équilibre psychologique des enfants ; le bovarysme féminin est sanctifié comme valeur suprême des rapports entre les sexes.
Depuis lors, ce sont les femmes qui – à 80 % – enclenchent la procédure de divorce. Il n’est pas sûr que les hommes soient plus insupportables aujourd’hui que par le passé. Ce sont donc le regard et les critères des femmes qui ont changé. Jadis, les hommes et les femmes, même mariés, vivaient peu ensemble. Les journées de labeur étaient longues, la vie courte, les familles envahissantes. Les hommes restaient entre eux, autour des cafés et des usines ; les femmes aussi, autour des maisons et des églises.
Les femmes ont toujours surinvesti dans le couple, l’amour, la famille. Elles n’ont jamais été payées de retour par des hommes pour qui la vie était ailleurs, le travail, la politique, la guerre ou, plus prosaïquement, les copains, le football, etc. Les séducteurs d’hier – les don juans – avaient deux hantises : le mariage et la grossesse de leurs conquêtes. Ils fuyaient les épousailles comme la peste et contraignaient leurs maîtresses à avorter. Ce sera le destin paradoxal des féministes que d’accomplir les rêves d’irresponsabilité absolue de générations de prédateurs mâles contre lesquels elles vitupèrent sous le terme méprisant de « machos » – plus besoin de se marier pour coucher, divorce aux confins de la répudiation, avortement libre –, au nom de la liberté des femmes.
Mais les hommes ne pouvaient gagner sur tous les tableaux. En intégrant le monde professionnel et salarié, les femmes ont estimé qu’elles pouvaient exiger des hommes qu’ils s’aventurent également dans leur univers des sentiments. Elles exigent une stricte fidélité, alors qu’elles ont pendant des siècles toléré une sexualité différente de leurs compagnons qui se rendaient au bordel ou avaient des maîtresses sans honte ni risque. Dans les années 1970, elles criaient « Mon corps m’appartient », mais ne supportent pas que les hommes pensent de même.
Les conséquences économiques et sociales ne tardèrent pas à apparaître sous un jour sinistre. Dans son « Objection au divorce », l’écrivain d’avant-garde italien Giorgio Manganelli avait prophétisé avec ironie que le divorce de masse tuerait la vie intellectuelle en appauvrissant la petite classe moyenne acheteuse de livres. On évalue à 30 % la perte de pouvoir d’achat à l’issue d’un divorce. Les femmes en sont les premières victimes. Les familles monoparentales – essentiellement dirigées par les mères – constituent le gros des troupes atteintes par la nouvelle pauvreté qui émerge à partir des années 1980.
Les militantes féministes y voient la perversité profonde d’un système patriarcal et capitaliste. Or, c’est la femme qui choisit toujours, pour mari, un homme au niveau socioculturel supérieur au sien. La domination sociale a chez elle un fort pouvoir érotique. C’est ce qu’Albert Cohen dans Belle du Seigneur appelle avec emphase « le pouvoir de tuer » de l’homme. L’institutrice rêve d’épouser le prof agrégé, l’infirmière le médecin, la secrétaire le patron. La réciproque est rare, sans doute parce que l’homme est atteint de l’angoisse de la castration face à une femme d’un statut social supérieur.
Le divorce atteint donc de plein fouet le plus faible économiquement des deux.
Près de quarante ans plus tard, les associations féministes se battront bec et ongles contre la disparition du divorce pour faute. Elles refuseront que l’on renonce à qualifier l’adultère de faute. L’homme doit demeurer un coupable idéal ; et une vache à lait.
L’homme est atteint autrement par le divorce. Au portefeuille d’abord, alors qu’il croyait, le naïf, que l’émancipation salariale des femmes entraînerait un régime égalitaire. Surtout, son rôle de père est nié, détruit. L’enfant est presque toujours confié à la mère. Souvent, il profite lâchement de son inédite irresponsabilité par la fuite ; parfois, il souffre sincèrement des obstacles mis par la mère à sa présence.
En 1974, Claude François chantait un de ses plus grands succès : « Le téléphone pleure ». Une petite fille de cinq ans se moquait de son père qui ne l’avait jamais vue, tandis que sa mère refusait de le prendre au téléphone.
La même année que Michel Delpech, Marie Laforêt, de sa voix profonde et poignante, avait chanté, elle, la souffrance d’une fille qui tentait de ramener son père à la maison :
Je sais bien qu’elle est jolie cette fille
Que pour elle tu en oublies ta famille 10.
Magie de la chanson populaire. Toute l’histoire du divorce nous était annoncée en quelques vers : le divorce par consentement mutuel, la souffrance ineffable des enfants, la négation des pères, les familles recomposées.
Tout était déjà écrit, chanté, prédit. Il ne restait plus qu’à entériner l’évolution des mœurs. Ce sera fait par une loi de 1975 sur le divorce par consentement mutuel.
Le législateur a deux fonctions antinomiques dans une société. Soit il résiste aux évolutions sociologiques qu’il croit néfastes ; soit il les accompagne et les facilite.
Quand Bonaparte rédige le Code civil, et restreint la liberté des femmes – ce qui lui est tant reproché aujourd’hui –, il réagit à la période révolutionnaire, en particulier au Directoire, qui connut, au nom de la liberté, une explosion des divorces et une désintégration des familles. Il tentait de remettre en ordre une société détruite par l’anomie.
Ses lointains successeurs de l’après-68 firent exactement le contraire. Imprégnés par le libéralisme et le relativisme, ils choisirent de s’y soumettre et de mettre la loi en harmonie avec cette nouvelle idéologie. Dès 1972, on mit à égalité les enfants légitimes et naturels, prenant l’exact contre-pied du Code civil napoléonien. Les législateurs n’étaient pourtant pas des révolutionnaires hirsutes mais de sages conservateurs chenus, Pompidou et Pleven. Quarante ans plus tard, la majorité des enfants naissent hors mariage 11, et presque un mariage sur deux 12 s’achève par un divorce. Avec la loi de 1970 mettant fin à la puissance paternelle, et celle de 1975 sur le divorce par consentement mutuel, c’est donc une majorité de droite conservatrice et libérale qui mit à bas l’édifice érigé par Bonaparte et son Code civil pour protéger la famille. On ne doit pas s’étonner de cet apparent paradoxe.