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On a vu le travail de sape réalisé par le capitalisme américain – et ses épigones occidentaux – pour abattre la figure du père. Se servant des revendications libertaires et féministes, il fut aisé de dissimuler que la destruction de la famille patriarcale sonnait en réalité celle de la famille tout court. Seuls les lecteurs les plus avisés de Karl Marx auraient pu le comprendre. « En dissolvant les nationalités, l’économie libérale fit de son mieux pour convertir l’humanité en une horde de bêtes féroces – les concurrents sont-ils autre chose ? – qui se dévorent mutuellement parce que les intérêts de chacun sont égaux à ceux de tous les autres. Après ce travail préliminaire, il ne restait plus à l’économie libérale qu’un pas à faire pour atteindre son but : il lui fallait encore dissoudre la famille. »

Quelles que soient les conséquences sur la famille, la société, l’école, la nouvelle pauvreté, ou même la crise du logement, ni la gauche ni la droite ne voudront revenir sur ces choix. La génération Delpech ne renoncera jamais à sa victoire.

Victoire à la Pyrrhus. Cette génération a accouché d’une désintégration familiale jamais vue dans l’Histoire de l’Occident – qu’elle a appelée famille recomposée. Un oxymore.

À la même époque, s’ouvrait une période de chômage de masse qui ne s’est jamais refermée depuis. La conjonction historique des deux phénomènes a conduit, une génération plus tard, à des déstructurations anthropologiques, dont la violence endémique des jeunes est le révélateur. Cette désintégration familiale traduit la volonté de la génération soixante-huitarde de ne pas transmettre l’héritage qu’elle avait reçu, de faire de Mai 68 non une révolution introuvable, mais un héritage impossible, qui en a fait la révolution nihiliste parfaite.

27 octobre 1973

It’s only rock and roll

Ce n’était qu’un voyage en train pour Bruxelles ; mais c’était plus que ça. Ce n’était qu’un spectacle musical ; mais c’était plus que ça. Ce n’était qu’un concert des Rolling Stones ; mais c’était plus que ça. Un fumet d’interdit, d’aventure, d’underground, comme on disait à l’époque, entourait le périple. Des visages juvéniles et rieurs arboraient l’air serein de la transgression sans danger ; de la blague de potache pardonnée d’avance. Ils étaient des privilégiés et le savaient ; des initiés qui ont la chance de faire un pèlerinage dont ils rêvaient depuis longtemps ; au milieu des anonymes, on reconnaissait quelques visages célèbres de chanteurs français qui allaient admirer leurs maîtres. Un rite d’initiation.

Bruxelles était pour un soir La Mecque du rock and roll.

Les Rolling Stones étaient interdits sur le territoire français car ils avaient été condamnés pour usage de stupéfiants. À l’époque, la loi est encore appliquée. Le premier mort français par overdose est tombé en 1969 ; sous la pression du président Nixon, Pompidou a abandonné la tolérance pour la french connection que la police française avait jusque-là négligée puisqu’elle ne faisait « rien de mal » : elle n’empoisonnait que des Américains !

Les Rolling Stones sont alors réputés pour leur consommation de drogues autant que pour leur musique. Ils incarnent le sulfureux slogan : drugs, sex and rock and roll. Leur guitariste, Brian Jones, en est mort, noyé dans sa piscine. Ils accumulent les procès et les condamnations en Angleterre. Alors que les Beatles sont assez vite rentrés dans le rang de l’embourgeoisement et de la variété musicale, les Stones n’ont jamais abandonné leurs costumes de mauvais garçons, dont ils ont fait habilement un argument commercial. Ils ont par ailleurs conservé un lien étroit avec la musique noire américaine des profondeurs, et ce son soul qui sent encore à l’époque la souffrance et la rébellion des esclaves contre leurs maîtres blancs.

Les Stones incarnent jusqu’à la caricature l’esprit rebelle de la jeunesse des années 1960. Leur dernière grande tournée américaine en 1969 s’est déroulée dans une ambiance électrique de contestation générationnelle et politique ; Mick Jagger refusait de monter dans une voiture de police, y compris quand les forces de l’ordre venaient le protéger de la passion de ses admirateurs. Les Stones préféraient se mettre sous la garde des Hells Angels, mauvais garçons américains. L’histoire se termina par la mort d’un jeune spectateur noir, au concert gratuit d’Altamont, tué par un Hells Angels d’un coup de couteau alors qu’il visait Mick Jagger avec un pistolet. Le rêve libertaire et pacifiste d’une génération s’achevait à Altamont, mais les Rolling Stones et leur public à travers le monde refusaient l’évidence.

Le concert de Bruxelles signifiait qu’après Altamont, tout continuait ; qu’il y avait une vie après la mort ; mais cette vie était aussi une petite mort.

La tournée américaine avait été une errance erratique au milieu des drogues et des femmes que les musiciens consommaient sans se lasser. Le concert de Bruxelles était offert par RTL. La principale radio commerciale de France avait affrété un train pour offrir à la jeunesse française le spectacle des mauvais garçons. Elle avait permis aux jeunes de braver l’interdit des autorités de leur pays. Radio commerciale, mais privée, ne dépendant pas de l’État ; émettant en France, mais propriété luxembourgeoise, pouvant faire un pied de nez à l’État français.

La transgression n’était pas importante mais symbolique, révélatrice de l’évolution des mœurs et des mentalités. Les frontières étaient condamnées par la technologie et l’Europe ; la culture juvénile était prise en main par les adultes ; la rébellion libertaire prise en charge par le capitalisme. Les États devaient s’incliner. Les adultes aussi. La culture-monde juvénile passait la vitesse supérieure, devenait une affaire de gros sous. Le rock and roll sortait définitivement de la marginalité pour devenir la religion officielle de l’époque.

Un an plus tôt, le groupe Pink Floyd scandalisait encore la jeunesse gauchiste et anticapitaliste en s’acoquinant avec la boisson Gini. Elle s’habituerait, la jeunesse. Les nations – et la française tout particulièrement, si soucieuse de son exceptionnalité – devaient se soumettre à la loi de cette culture juvénile anglo-saxonne qui se donnait désormais les moyens de devenir une culture-monde.

Seuls quelques marxistes invétérés l’avaient deviné, tel Michel Clouscard qui avait annoncé que les rythmes simplifiés du rock and roll seraient une initiation aux contraintes et rigueurs de la modernité capitaliste. Un capitalisme new-look qui niait les frontières, les nations, les lois, les langues vernaculaires. Jusqu’à nier l’âge puisque l’adolescence était son moment pour toute la vie. Clouscard avait raison : le rock and roll était une matrice fondatrice. « Jadis, la subversion était le contraire de la tradition ; désormais la subversion est notre tradition », dira des années plus tard Alain Finkielkraut.