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En 1973, l’État français est dirigé par un conservateur mais ouvert sur la modernité ; un libéral mais colbertiste et social, qui industrialise la France et mensualise les ouvriers. Un gaulliste qui maintient l’essentiel, « l’indépendance de la France », mais ne rejette ni les Anglais de l’Europe, ni les avancées fédéralistes comme l’idée d’une monnaie européenne. Face aux changements entraînés par la technique et l’industrie, Georges Pompidou considère qu’il faut maintenir un certain ordre traditionnel pour éviter d’accroître le trouble, l’insécurité des populations déjà soumises à tant de bouleversements. Il s’oppose à tous les mouvements d’extrême gauche, féministes et libertaires, mais aussi à une partie de ses lieutenants, son ministre des Finances Giscard d’Estaing et son Premier ministre Chaban-Delmas, qui jugent qu’il faut céder sur ce plan aux aspirations de la jeunesse pour « débloquer la société » française figée dans ses « carcans d’un autre âge » ; mais ce dernier rempart conservateur a cru que l’art pouvait être ce supplément d’âme où toutes les audaces, les transgressions, les révolutions seraient au contraire permises. Avec une pointe de snobisme, il a décoré l’Élysée avec des tableaux de Soulages et des meubles de Wilmotte, et fondé le célèbre musée qui porte son nom, au cœur de Paris, avec ses tubulures multicolores hideuses qui font ressembler « Beaubourg » à une usine désaffectée. Avec son ami André Malraux, il a voulu faire de l’art moderne le fer de lance de la bataille culturelle que la France osait mener contre le rouleau compresseur américain. Pompidou n’aimait pas les Anglo-Saxons et se désolait, à la manière d’un personnage des Tontons flingueurs, de voir la jeunesse française s’imprégner avec enthousiasme des codes culturels de la machine hollywoodienne. Il était trop fin lettré pour ne pas savoir que l’asservissement commence avec l’aliénation culturelle et linguistique. Le conservateur Pompidou tenait ces jeunes drogués anglais hors du territoire national pour ne pas exposer la jeunesse française au mauvais exemple anglo-saxon ; mais le libéral Pompidou ne pouvait pas affronter les multinationales du disque et des médias ; et l’Européen Pompidou ne voulait pas s’opposer au démantèlement des frontières au sein de l’Europe unifiée en un grand marché. Georges Pompidou incarne mieux que quiconque – car au plus haut niveau intellectuel – les contradictions qui liquideront les restes de la droite française et du gaullisme.

En 1973, Mick Jagger atteignait ses trente ans ; il vivait la fin de sa période brillante, inspirée, rebelle ; il passerait le reste de sa vie à interpréter ses plus belles créations, à chanter encore et encore « Satisfaction », « Sympathy for the Devil », « Jumping Jack Flash » et « Angie » ; il passerait le reste de sa vie à jouer – mimer, singer jusqu’à la parodie – cet adolescent révolté qu’il fut à vingt ans ; il passerait le reste de sa vie à s’enrichir, à capitaliser sur ces dix années de jeunesse incandescente ; mais il ne le savait pas encore. Le concert de ce 27 octobre 1973 n’était-il pas intitulé de manière prémonitoire : « The Brussels Affair » ? Jagger et ses amis feraient désormais des affaires. Avec son acolyte Keith Richards, ils étaient des miraculés ; la mort n’avait pas voulu d’eux ; ils seraient des privilégiés de la fortune. Au début des années 1970, ils se sont installés en France, pour fuir les rigueurs du fisc britannique ! Dans la décennie suivante, ils inaugureront l’ère des spectacles donnés dans des stades ; qui empêcheront désormais toute proximité entre les artistes et leur public, mais rapporteront beaucoup d’argent. Jagger sera châtelain en France, décoré par la reine en Angleterre. Sir Jagger deviendra un notable.

« Tout hussard qui n’est pas mort à trente ans est un jean-foutre », avait dit le général Lasalle ; un rocker aussi.

27 décembre 1973

On brûle les soutiens-gorge

et les petits commerçants

« C’est un grand tort que d’avoir raison trop tôt. » L’auteur de cette formule sentencieuse, Edgar Faure, était en cet automne 1973 président de l’Assemblée nationale. Il dut sans doute la souffler au ministre du Commerce et de l’Artisanat, Jean Royer, qui bataillait alors devant ses « chers collègues ». Les débats houleux durèrent trois semaines.

À l’opposition systématique de la gauche, s’ajoutaient les états d’âme d’une partie de la majorité. Les libéraux ressuscitaient le décret d’Allarde de 1791 (le frère jumeau de la loi Le Chapelier qui avait empêché pendant un siècle la formation de syndicats ouvriers) pour défendre la « liberté d’établissement » contre les « tentations corporatistes » qui nous ramenaient aux temps honnis de Vichy. Les gaullistes dénonçaient avec véhémence la violence intimidante des « opérations coup de poing » du CID-UNATI de Gérard Nicoud. Les petits commerçants, regroupés derrière l’héritier de Pierre Poujade, s’en prenaient, eux, au fondateur de Carrefour, Marcel Fournier, qui s’offrait d’innombrables pages de publicité dans tous les grands journaux, pour contester le bien-fondé du projet de loi. Les amis de Valéry Giscard d’Estaing, ministre de l’Économie et des Finances, soupçonnaient Jean Royer de préparer la prochaine élection présidentielle (on croyait alors qu’elle aurait lieu en 1976, à la fin du septennat de Georges Pompidou) en soignant sa clientèle de petits patrons de l’industrie et du commerce. Le maire de Tours avait multiplié comme à loisir les motifs de polémique et de contestation. Il avait non seulement rédigé une « loi cadenas », rendant obligatoire une autorisation administrative pour toute création de grande surface supérieure à 1 500 mètres carrés (la superficie du premier hypermarché Carrefour, créé en 1963 par Marcel Fournier à Sainte-Geneviève-des-Bois, était de 2 500 mètres carrés, avec 400 places de stationnement), mais il avait aussi prévu le grand retour des apprentis – dès l’âge de 14 ans – chez tous les artisans.

Les syndicats de l’Éducation nationale étaient en ébullition face à ce « retour à l’esclavage ».

Royer incarnait, aux yeux de la gauche mais aussi de nombreux gaullistes et libéraux, la figure emblématique de l’infâme conservateur, du réactionnaire fieffé. Sa lutte donquichottesque pour « la famille », contre « la libération sexuelle » et « les féministes », assimilée à une pruderie dérisoire, en fit un archétype, une caricature, une cible parfaite pour « l’esprit du temps ». Jean Royer avait reçu cependant le soutien du président Pompidou. Seul celui-ci avait compris que la modernisation à marche forcée de la France nécessitait des contrepoints. L’industrialisation, mais le ministère de l’Environnement ; les autoroutes, mais les routes de campagne dont on s’interdit de couper les arbres ; l’ouverture sur l’Europe et le monde, mais l’exaltation du patriotisme ; la liberté individuelle et artistique, mais la protection de la famille ; les champions nationaux de l’exportation, mais la défense des petits patrons de l’industrie et du commerce.

Ce conservatisme éclairé était sans doute trop subtil pour résister à la folie destructrice de l’époque.

Le ministre finirait par obtenir le vote de sa chère « loi Royer ». Il avait gagné une bataille, mais perdrait la guerre.

Quarante ans plus tard, partout en France : images de désolation, ruines d’après-guerre ; les entrées des villes abîmées, enlaidies, avilies par des blocs d’usine déposés à la hâte ; des files ininterrompues de panneaux publicitaires aux couleurs criardes ; des immenses étendues de voitures immobilisées qui chauffent au soleil. Le sud de la France, et ses sublimes paysages dépeints par Giono, est particulièrement saccagé, comme après une invasion de criquets. Partout en Europe, l’association américaine de la grande distribution et de l’automobile a opéré son œuvre de destruction, mais nulle part autant qu’en France. Comme si un être pervers avait voulu punir notre pays d’être aussi beau. Comme si un diable libéral avait voulu humilier le seul État qui avait cru arrêter l’invasion avec une loi.