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Au bon beurre, le roman de Jean Dutourd, parut en 1952 13. Les commerçants y étaient accusés sans fard d’avoir profité des misères de l’Occupation et du marché noir pour « faire leur beurre ». La grande distribution fut le moyen trouvé par les commerçants les plus malins, dont le célèbre Édouard Leclerc, de laver l’offense. Les autres, marqués à jamais du sceau de cette infamie, furent exécutés dans l’indifférence collective, voire le mépris pour les « poujadistes » et les « beaufs », dont le qualificatif rimait si bien avec BOF : Beurre, œufs, fromage.

Keynes avait programmé « l’euthanasie des rentiers » pour sortir de la crise de 1929. Les technocrates français mirent en œuvre « l’euthanasie des commerçants » pour dessouiller la France de l’Occupation et faire entrer la nation dans la modernité consumériste. Il fallait aussi combattre l’inflation. Nos grands commis de la rue de Rivoli n’avaient pas digéré le choix opéré par le général de Gaulle en 1946, qui avait préféré Pleven à Mendès France, l’inflation à la rigueur. À la même époque, la réforme monétaire allemande de 1948 liquidait l’épargne des classes populaires, et les tensions inflationnistes. Dans les années 1950, la France ne parvenait pas à couper la tête de l’hydre. Nos technocrates firent jouer à la grande distribution le rôle que la réforme monétaire de 1948 avait tenu en Allemagne.

Cette alliance entre les élites administratives et la grande distribution sonnait l’heure d’une revanche historique.

Les petits commerçants avaient été, avec les paysans, les bien-aimés de la France radicale. La IIIe République avait privilégié depuis les années 1880 le petit commerce au détriment des grands magasins et des succursales multiples. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, le nombre de petits patrons du commerce et de l’industrie s’était accru, alors que la population avait très peu augmenté. On accusa cette prédilection « rad-soc » pour les petits d’avoir empêché la modernisation économique du pays ; et d’être la cause profonde de la défaite militaire de juin 1940 face à la machine industrielle germanique.

L’Angleterre du XVIIIe siècle avait éradiqué ses paysans pour grossir les rangs des usines de la première révolution industrielle de l’Histoire ; Staline avait exécuté les koulaks pour favoriser l’accumulation du capital qui permettrait le « rattrapage » industriel prévu par la planification soviétique. Les technocrates français de l’après-guerre lancèrent la « dékoulakisation » des petits commerçants et paysans. Les grandes surfaces furent le bras armé de cette « épuration sociale ». Ils liquidèrent les petits commerçants, et asservirent les rares paysans qui survécurent à l’industrialisation de l’agriculture. Les petits commerçants et paysans devaient mourir pour que meure l’ancienne France, et renaisse sur ses ruines une nouvelle France, rajeunie, celle du baby-boom, modernisée, américanisée, oublieuse de son passé et de ses racines, pour mieux effacer ses humiliations récentes et se jeter à corps perdu dans les bras d’une modernité hédoniste, consumériste, une jeunesse du monde sans passé ni mémoire. C’était l’âme de la France qu’on mettait au bûcher, mais l’autodafé avait lieu dans la joie et sous les applaudissements.

La richesse fabuleuse de la nomenklatura des grandes surfaces (les Leclerc, Auchan, Carrefour, Casino ont édifié en une génération les plus grandes fortunes de France) fut bâtie sur ce crime social de masse, avec la complicité de tout un pays avide de jeter par la fenêtre les oripeaux d’un passé honni.

Les « super » et les « hyper » devinrent très vite les temples de la nouvelle religion où on se précipitait en famille, tandis qu’on désertait les anciennes églises.

Nos élites faisaient alors le choix – qu’on payerait au prix fort des années plus tard – du consommateur contre le producteur, des importations contre les exportations, des prix bas contre la qualité, de la finance contre l’industrie, de l’agrobusiness contre les paysans.

Royer avait cru sauver les petits commerçants en les mettant sous la protection des élus locaux. Il pensait renouveler le pacte républicain entre les radicaux et les « petits ». Il avait sans le savoir livré la victime à son bourreau. La démographie électorale défavorisa très vite les petits patrons au bénéfice des nouvelles couches moyennes salariées. L’industrialisation, le développement des services, le travail féminin salarié, l’arrivée de familles immigrées pauvres, l’ouverture des frontières : les élus locaux furent emportés par un bouleversement économique et sociologique qui les dépassait. Les pressions s’exerçaient sur eux de manière contradictoire. Ils étaient en rivalité les uns avec les autres. Une commune qui refusait une grande surface voyait la voisine accepter : sa base fiscale s’effondrait, les consommateurs accouraient avec leurs chariots, ruinant quand même les petits commerçants de son centre-ville. Lorsqu’elle sentait le maire hésitant, la grande distribution ne lésinait pas sur la construction d’un parking, d’un rond-point, d’une salle polyvalente, d’une piscine ou d’un stade. Certains élus, moins farouches, se voyaient même offrir une résidence secondaire ou un gros compte en Suisse. Ou du liquide… Les commissions départementales d’urbanisme commercial avaient été initialement conçues pour être des cerbères protégeant les petits commerçants des appétits des méchantes grandes surfaces ; mais le loup suborna la mère-grand, et croqua le petit chaperon rouge ; nos commissions d’élus devinrent des « machines à dire oui ».

Seul le Paris chiraquien résista, tel un fier village gaulois. Ce fut une nouvelle version de Paris et le désert français.

À partir des années 1980, un élu socialiste du Sud-Ouest, Jean-Pierre Destrade, adossa, de manière rationnelle et systématique autant qu’illégale, le financement du parti socialiste sur l’installation des grandes surfaces à travers la France. La droite, décomplexée par ce mélange de naïveté et d’immoralisme de la gauche, s’enhardit. Après la révélation, dans les années 1990, du scandale d’URBA-Gracco, la grande distribution française s’envola vers d’autres cieux plus cléments, Europe de l’Est, Amérique du Sud, Asie du Sud-Est, où elle exporta son savoir-faire corrupteur.

Lorsque des responsables politiques de droite s’aperçurent de l’ampleur de la catastrophe en France, il était trop tard. Les lois Galland et Raffarin, en 1996, réduisirent la superficie des magasins nécessitant l’autorisation administrative (de 1 000 mètres carrés à 300 mètres carrés). En vain. Au tournant des années 2000, les libéraux prirent leur revanche. En décembre 2006, la Commission européenne remit au goût du jour les principes révolutionnaires, exigeant que le gouvernement français respectât la liberté d’établissement, et fît entrer le droit de l’urbanisme commercial dans le droit commun de l’urbanisme ; et qu’il ôtât les dernières bandelettes laissées par la loi Royer. La France tergiversa, mais obtempéra. On repoussa de 300 à 1 000 mètres carrés les surfaces librement édifiées. Paris, passée à gauche, capitula, et vit se multiplier les petits formats, appelés « mini-markets », répandus par Casino et Carrefour. Les derniers représentants du commerce indépendant dans la capitale furent éliminés.

Quarante ans après, le bilan de la loi Royer est épouvantable.