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Le ministère de l’Agriculture estime que 74 000 hectares de terres agricoles sont urbanisées chaque année. Tous les quinze ans, un département disparaît sous l’urbanisation.

La grande distribution occupe 1,4 million d’hectares, soit plus de 30 % des surfaces urbanisées.

62 % du chiffre du commerce est réalisé en périphérie (jusqu’à 80 % dans certaines régions) contre 25 % au centre-ville, et 13 % dans les quartiers. En Allemagne, les chiffres sont plus équilibrés : 33 %, 33 %, 33 %.

Dans les années 1970, on autorisa entre 500 000 et 1 million de mètres carrés de surface de vente par an ; le seuil du million fut dépassé en 1997 ; dans la décennie 2000, on édifia 3 millions de mètres carrés l’an ! La surface commerciale augmente chaque année de 3 % alors que la consommation des ménages croît de 1 %.

La grande distribution est intouchable. Inattaquable. Inatteignable. Indéboulonnable. Les gouvernements tremblent devant un coup de gueule télévisuel de Michel-Édouard Leclerc, ou une pression discrète des patrons de Carrefour ou de Casino. Les politiques défendent le « pouvoir d’achat » ; la grande distribution agit pour les « prix bas ». Les politiques luttent contre le chômage, en particulier des non-qualifiés ; la grande distribution aussi : 3 millions de salariés y travaillent (20 % des emplois privés). Ils créent entre 10 000 et 20 000 emplois par an. Et tant pis si trois emplois de proximité sont détruits pour un emploi créé dans la grande distribution ! Celle-ci a forgé un nouveau prolétariat à la Zola, en majorité féminin, taillable et corvéable à merci.

La grande distribution est le cœur battant du périurbain, comme les commerces d’autrefois animaient les centres-ville. Le commerce fut historiquement à l’origine des villes qui s’édifièrent grâce à lui, à l’écart des châteaux forts, et où on cultiva un art de vivre empreint de liberté individuelle, de raffinement et de douceur de vivre ; urbain ne signifie-t-il pas à la fois citadin et poli ? Le commerce, transformé par les prédateurs de la grande distribution, est devenu le fossoyeur de cette urbanité et de cette civilité. En centre-ville, les rideaux se ferment les uns après les autres, les rues se désertifient ; les commerces de bouche périclitent ; seules les boutiques de vêtements et de luxe subsistent. Le commerce urbain est devenu le royaume des succursalistes, des « franchisés » et des financiers. Les technocrates qui avaient favorisé l’essor de la grande distribution en sont devenus les patrons.

La grande distribution est le parrain de l’économie française ; elle lui assure une protection que celle-ci ne peut pas refuser. Les méthodes de ses « négociateurs » sont très proches des pratiques de Don Corleone. On convoque le petit patron ou le paysan dès l’aube ; on l’enferme dans une pièce cadenassée ; on le reçoit à la tombée de la nuit. On le harcèle, on le menace, on lui coupe la parole ; un gentil succède au méchant ; on lui promet ruine et damnation s’il ne réduit pas ses prix de quelques centimes… qui sont toute sa marge. On punit le récalcitrant, on le boycotte, on déréférence ses produits. On l’étrangle en gants blancs.

La religion des prix bas alimente le chômage de masse. Dans chaque client de grandes surfaces, il y a un consommateur qui détruit son propre emploi. La grande distribution est le plus redoutable pousse-au-crime des délocalisations, de la désindustrialisation, de la malbouffe.

Il y a cinquante ans, il y avait 2,5 millions de fermes. 700 000 en 1990. 515 000 en 2013. La France n’aura plus de paysans en 2050. Rien que des complexes agro-industriels. Nous importons 40 % de nos besoins alimentaires. Les activités les plus précieuses, élevage, maraîchage, agriculture de montagne, tirent le diable par la queue, tandis que les gros céréaliers se gavent aux subventions de Bruxelles.

Après avoir enlaidi le sublime paysage de la France, la grande distribution l’a transformé en désert économique. C’est la onzième plaie d’Égypte.

Pendant la campagne présidentielle de 1974, les meetings du candidat Royer furent interrompus par des jeunes filles ravissantes et provocatrices qui ôtaient leur soutien-gorge à la face des braves bourgeois choqués. Mais elles ne précisaient pas si leurs soutiens-gorge avaient été achetés chez Leclerc ou chez Carrefour.

1.

La France de Vichy, 1940-1944

, Le Seuil.

2.

Éditions Calmann-Lévy.

3.

Gallimard, 1985 [édition originale 1961].

4.

Éditions CLD.

5.

Grasset, 1978.

6.

François Bourin éditeur, 2010.

7.

Michel Delpech, « Les divorcés», 1973.

8.

Gallimard, 1994.

9.

Lettre d’une enfant de la guerre aux enfants de la crise

, Fayard, 2014.

10.

Marie Laforêt, « Viens, viens », 1973.

11.

57,1 % en 2013 d’après les statistiques de l’INSEE.

12.

46,2 % en 2011 (chiffres INED).

13.

Éditions Gallimard.

1974

Avril 1974

Les valseuses sans gêne

Ils ne respectent rien. Ils sont jeunes, drôles, truculents. Un amoralisme joyeux les anime. Ils volent et squattent sans vergogne. Les deux compères des Valseuses prennent l’Hexagone pour un grand self-service où ils se servent sans se gêner. Cette première génération de la société de consommation applique à la lettre le projet marxiste : à chacun selon ses besoins. Et leurs besoins sont énormes, illimités. Le réalisateur Bertrand Blier a concocté un savant mélange d’Easy Rider et de Jules et Jim ; les deux garçons, interprétés avec un naturel exubérant par Gérard Depardieu et Patrick Dewaere, errent en liberté dans une France transformée en Far West, en compagnie de leur égérie, jouée par une actrice sortie du café-théâtre, Miou-Miou, qu’ils partagent comme une bonne bouteille de vin, sans se poser de questions éthiques ou sentimentales. Ils passent leur temps à brocarder le bourgeois, la famille, la patrie, le travail, dans un anarchisme rigolard.

Jamais sans doute dans le cinéma français, l’esprit des années 1970 n’aura été aussi bien rendu ; toute une époque a pris chair sur la pellicule : son optimisme, son hédonisme, son égotisme, son égoïsme. Son culte de la jeunesse et du moi. Ce qui était réservé à quelques happy few, aux siècles précédents, s’étendait à toute une génération. Pour elle, il n’y a plus ni passé ni avenir, rien que le présent, l’immédiat, l’instant. Les deux compères roulent dans des Rolls et DS qui ne leur appartiennent pas ; dorment dans des maisons dont ils ne connaissent pas les propriétaires ; couchent avec des jeunes filles mineures. Depardieu sodomise Dewaere à son corps défendant ; celui-ci se débat en vain, mais doit céder sous le désir impérieux de son compère : « Bled de merde, pays de merde ; partout où je vais, je me fais enculer ! » hurle Dewaere en jetant des cailloux sur les fenêtres d’un immeuble sinistre de bord de mer.

La France est regardée comme une prison haïe dans laquelle on tourne en rond ; et la prison est vue comme un endroit sinistre d’où on doit sortir à tout prix. L’ordre n’est pas transgressé, mais ignoré, méprisé, ridiculisé. Il est associé à des pandores incompétents et brutaux, et à des pères de famille tyranniques et grotesques.

Dans les films noirs des années 1950, les gangsters violent la loi, mais recréent, dans leur milieu, l’ordre familial et patriarcal de la société.

Dans le cinéma des années 1970, c’est l’inverse : les jeunes gens de bonne famille imposent les pratiques des voyous.

Mêlant les influences du marxisme et du féminisme, le film voue aux gémonies un ordre à la fois bourgeois et patriarcal qu’il s’applique à délégitimer par une redoutable dérision, très proche de l’esprit de Hara-Kiri. Il n’est pas le seul. Dès 1971, Stanley Kubrick n’avait pas hésité à nimber la violence de ses personnages de symboles sexuels. Dans Le Dernier Tango à Paris, en 1972, Maria Schneider avait passé le beurre à Marlon Brando… Jean Eustache, dans La Maman et la Putain, avait célébré le ménage à trois par des dialogues d’une rare crudité. Et Marco Ferreri, dans La Grande Bouffe, pousse ses quatre héros à se suicider dans une orgie pantagruélique, où se mêlent boulimie et nymphomanie. En 1973, sur 514 films projetés, 120 relevaient de la catégorie ER (érotiques). Emmanuelle atteignait en 1975 plus d’un million d’entrées.