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1.

La Découverte, 2006.

2.

Robert Laffont, 1970.

1970-1983

« L’Histoire n’est pas notre code. »

Jean-Paul Rabaut Saint-Étienne

1970

9 novembre 1970

La mort du père de la nation

Il pleut. Il pleut sur Paris. Il pleut sur la Boisserie. Il pleut sur l’Arc de triomphe, il pleut sur Notre-Dame, il pleut sur le minuscule cimetière de Colombey-les-Deux-Églises. Il pleut sur le char qui porte le cercueil ceint d’un drapeau tricolore. Il pleut sur les grands de ce monde et les petits anonymes qui se pressent. Il pleut sur les capelines des flics ruisselant au milieu des automobiles embouteillées. Il pleut sur les jeunes qui s’agrippent aux branches des lampadaires. Il pleut sur les Légions d’honneur, sur les héros de la Résistance, sur les anciens de la 2DB. Il pleut sur l’Américain Richard Nixon, sur le Soviétique Nikolaï Podgorny, sur Anthony Eden et Harold Wilson, sur la reine Juliana et le prince Charles, sur Léopold Sedar Senghor, sur le grand uniforme kaki du roi d’Éthiopie, sur la toison blanche de Ben Gourion et sur le keffieh du frère du roi Hussein. Il pleut sur la DS noire du président Pompidou, sur la toque de fourrure de Mme Pompidou, sur André Malraux, Alain Peyreffite, Jacques Chaban-Delmas, Valéry Giscard d’Estaing, Edgar Faure.

Les 11 et 12 novembre 1970, Paris est la capitale du Monde. Pour la deuxième fois du siècle, après la signature en 1919 des traités de paix mettant fin à la Grande Guerre. La dernière fois.

Le général de Gaulle avait demandé un enterrement modeste dans son village, une tombe humble à côté de celle où reposait sa fille adorée, sans fleurs, surmontée d’une croix de bois et de quelques pierres. Ni président, ni ministre, ni bureau d’Assemblée, ni corps constitués… Une messe simple sans discours. Il n’y eut pas de discours. Sans doute la seule volonté qui fut respectée.

Mais on sait, depuis le testament de Louis XIV (cassé par le parlement de Paris au lendemain de la mort du Roi-Soleil), que les vivants ne se plient plus aux volontés du défunt, le plus puissant et prestigieux fût-il.

Le paisible village de Colombey est transformé en un gigantesque camping. Des dizaines de milliers de personnes ont pris d’assaut les routes et les trains spéciaux, et se sont déversées dans les rues du bourg, femmes et enfants en larmes, anciens décorés. Les hauts dignitaires du régime n’ont pas eu de passe-droit. André Malraux a joué des coudes pour se recueillir près de la tombe de son héros ; Alain Peyreffite n’a pu trouver place dans l’église ; le président Pompidou et son Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, arrivés à 15 heures à la Boisserie, en sont repartis quatorze minutes plus tard.

Les fleuristes de Chaumont sont débordés. Des commandes arrivent du monde entier, des États-Unis et d’Arabie saoudite, de Grèce et du Vietnam, de Tananarive et de Dakar. Mao Tsé-toung a envoyé huit gerbes par camion spécial depuis l’ambassade de la République populaire de Chine à Paris : roses, dahlias, lys, chrysanthèmes se mêlent à des rubans violets couverts de caractères chinois.

À Paris aussi, à Paris surtout, on n’a pas respecté les dernières volontés de l’illustre défunt. On a fait semblant. Il n’y eut pas de catafalque à la croisée du transept de Notre-Dame. Pas de discours non plus, une simple messe, et une messe simple, célébrée par Mgr Marty, pour partie en latin selon l’ancien rite. Et un magnificat pour conclure la cérémonie. Le même magnificat qui avait été chanté à pleins poumons le 25 août 1944 pour célébrer, dans cette même Notre-Dame, la libération de Paris. La cathédrale ressemblait à l’Assemblée générale des Nations Unies des grands jours. Cet hommage du monde entier était personnel puisque le Général avait quitté le pouvoir avant sa mort ; et qu’aucun régime protocolaire ne l’imposait.

Ils sont venus parce que c’était lui. Ils sont venus parce qu’ils avaient raté l’enterrement de Churchill, qu’ils n’avaient pu se rendre aux obsèques de Staline, que c’était le dernier géant de la Seconde Guerre mondiale. Le dernier géant tout court ; ils le sentaient confusément. Comme le peuple français, des jeunes, beaucoup de jeunes, s’extasiaient ébahis les journalistes – deux ans seulement après Mai 68 !

De Gaulle clôturait la glorieuse série des hommes providentiels français ouverte cent cinquante ans plus tôt par Bonaparte, spécialité nationale comme le camembert ou le gevrey-chambertin.

Napoléon était un enfant de Rousseau, fils de la Révolution qui avait répandu le Code civil dans toute l’Europe avec les bottes de ses soldats ; il était devenu empereur pour tenter d’obtenir – en vain – un « droit de bourgeoisie » des anciennes monarchies d’Europe, mais aurait été prêt à se convertir à l’islam s’il avait pu rester en Égypte, prendre Saint-Jean-d’Acre et marcher sur les traces d’Alexandre le Grand jusqu’aux rives de l’Indus. De Gaulle est un enfant de Maurras et de Péguy, mais chrétien de foi et non de raison, qu’un cardinal compara à sa mort à Saint Louis, qui s’était fait de la France une religion pour laquelle il était prêt à se sacrifier ; son respect sourcilleux de la souveraineté populaire était moins dû à une passion pour les immortelles fulgurances démocratiques et républicaines qu’au souci de fonder l’État sur le seul principe capable de remplacer un droit divin désuet. Dans l’Histoire moderne de notre pays, les deux hommes sont les seuls à planer à semblable altitude. De Gaulle est un lecteur de Bainville – « sauf pour la gloire, il aurait mieux valu que Napoléon n’existe pas » – qui jugeait toutefois que la gloire napoléonienne était éternelle et avait donné aux Français une haute image d’eux-mêmes, de leur valeur guerrière. « Quand la Grande Armée n’était composée que de Français, elle n’a jamais été vaincue », plastronnait-il. Sans doute songeait-il que la gloire napoléonienne ne serait pas de trop pour restaurer la flamme d’un peuple humilié, laminé, détruit par la défaite de 1940.

Napoléon était un homme du XVIIIe siècle, rationaliste, qui ne croyait qu’au Dieu horloger de Voltaire, utile pour que son domestique ne le vole pas, et qui acheva sa route météorite lorsqu’il rencontra le romantisme nationaliste et superstitieux des deux peuples qui avaient le moins goûté l’enseignement de la froide raison des Lumières : l’Espagne et la Russie.

De Gaulle était un homme du XIXe siècle qui avait connu l’héroïsme inouï des poilus de 1914 (« des lions conduits par des ânes », disaient les Allemands, admiratifs), et dirigea un peuple qui se voyait comme un ramassis de pleutres et de lâches. Les enfants de ce peuple humilié détruisirent son œuvre en traitant leurs pères de collabos. Il fut vaincu par l’époque qui s’annonçait. Comme l’Empereur.

Les caricaturistes français et étrangers dessinèrent pendant tout son règne un de Gaulle solitaire et hautain se réchauffant au soleil d’Austerlitz. L’émotion populaire et la grandeur de ses obsèques ne sont comparables qu’au retour, dans le froid, la neige et une bise glaciale, des cendres de l’Empereur en décembre 1840.

Les deux hommes ont tenté d’imposer la domination de la France à l’Europe et ont cru réussir, même si, comme le reconnaissait de Gaulle lui-même, le second ne disposait pas des mêmes moyens. Ils n’ont jamais cessé de croire que l’Angleterre était le seul ennemi héréditaire de la France. Furent diabolisés par la presse anglo-saxonne. Le retour du général de Gaulle au pouvoir fut un coup d’État légal qui réussit, un 18 brumaire qui n’aurait pas eu besoin d’un 19 et de Murat chassant les députés par la fenêtre. La VRépublique gaullienne fut un Consulat de dix ans, mandat imparti à Bonaparte. Napoléon crut terminer la Révolution que de Gaulle seul acheva enfin.