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À la même époque, le grand intellectuel Michel Foucault entreprit simultanément de déconstruire de manière radicale, et la prison, et l’« hétérosexisme », fondé sur l’altérité sexuelle autour de l’homme et de la femme. Dans Surveiller et punir, publié en 1975 1, il délégitimait le principe même de l’emprisonnement : « La prison est dangereuse quand elle n’est pas inutile », puis la punition elle-même : « Il est peu glorieux de punir » ; « Il y a honte à punir ». Dans La Volonté de savoir, premier tome de son Histoire de la sexualité, paru en 1976 2, il expliquait que la sexualité est une construction culturelle et historique, imposée par le pouvoir normatif de l’État. Foucault était fort lucide, se définissant lui-même comme un « artificier » : « Je fabrique quelque chose qui sert finalement à un siège, à une guerre, à une destruction. »

Destruction de l’ordre ancien fondé sur la loi, imposée par le père, faite au nom d’une dénonciation, qui se révélera artificieuse, de la bourgeoisie et de la société de consommation.

Le film Les Valseuses met en scène cette double subversion nihiliste. Elle fait de la sexualité ostentatoire et de la délinquance les ingrédients fondateurs d’une contre-culture qui subvertit, puis remplacera la culture traditionnelle.

Foucault mourra en 1984, mais il vaincra à titre posthume.

À partir des années 1980, cette contre-culture devient culture officielle ; avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, culture d’État.

La famille et la prison seront désormais regardées comme objets identiques de détestation ; leur contestation deviendra vérité officielle.

Toute la société en sera durablement déstabilisée. La délinquance en sortira renforcée, démultipliée, décuplée ; et les défenseurs de l’ordre, délégitimés, fragilisés, déconsidérés.

Les sociologues des nouvelles générations, friands de french theories, nous expliqueront doctement que – à l’instar de la différence des sexes – la délinquance n’existe pas, que l’insécurité des « honnêtes gens » n’est qu’un leurre, un mythe, une construction sociale, qu’il n’y a qu’un « sentiment d’insécurité » qu’il faut combattre. Ce retournement inouï de perspective, ce constructivisme absolu, cette culture du déni, spécifiquement française, s’aggraveront encore lorsqu’il apparaîtra, à partir des années 1980 et 1990, que la plupart des nouveaux délinquants sont issus de ces familles d’immigrés que la France avait accueillies en masse dans ces mêmes années 1970.

Alors, les bandes de trafiquants, de voleurs et de violeurs seront sanctifiées, victimes éternelles d’un ordre néocolonial et raciste. Ce que nous appelions délinquance, ils l’appelleront victimes ; ce que nous appelions victimes, ils l’appelleront coupables.

Ne restera en commun, entre les deux époques, les deux générations, les deux nations, que le mépris d’une loi ridiculisée, l’arrogance de prédateurs qui s’emparent de tous les objets qu’ils convoitent, jusqu’aux femmes ; et la haine de la France comme drapeau.

10 mai 1974

« Vous n’avez pas le monopole du cœur »

L’exemple venait d’Amérique. Le premier débat télévisé avait opposé en 1960 Richard Nixon à John Fitzgerald Kennedy. Les écrans étaient encore en noir et blanc, les deux rivaux côte à côte. Nixon transpirait, Kennedy souriait. La légende a depuis longtemps fait de cette abondante suée la raison de la défaite de Nixon, à l’issue de la compétition la plus serrée de la présidentielle américaine (300 000 voix). Il est vrai que cette histoire est plus flatteuse que les rumeurs persistantes de bourrages d’urnes effectués dans certains États décisifs par la mafia au profit de son grand ami : Kennedy père.

Le hasard facétieux voulut que les Français adoptent le débat télévisé eux aussi à l’occasion de leur élection présidentielle la plus serrée de la Ve République. Adoptent mais adaptent : les écrans sont désormais en couleur et les candidats face à face. La joute est plus directe, plus vivante, plus spontanée. Les journalistes français, si cérémonieux lorsqu’ils interrogent leur chef de l’État, ont d’emblée conçu une formule de débat moins apprêtée que leur modèle américain. Sans doute les Français avaient-ils bénéficié sans bien en avoir conscience d’une tradition qui venait de fort loin, des salons (Voltaire-Rousseau), des cours (Fouché-Talleyrand), et des enceintes parlementaires (Clemenceau-Ferry, Jaurès-Clemenceau), où l’esprit le plus brillant, le goût et le talent des bons mots se conjuguaient à l’âpreté des querelles et à la vigueur des tempéraments.

Mais la tradition française ne pouvait pas ne pas être retravaillée, repatinée, retissée sur la trame importée d’Amérique. John Fitzgerald Kennedy avait été le premier chef d’État parfaitement calibré pour le nouveau média télévisuel, comme son lointain prédécesseur Franklin Delano Roosevelt avait incarné le passage à la radio ; et comme la voix de stentor de Jean Jaurès était parfaitement adaptée aux préaux d’école, tandis que l’esprit féroce et brillant de Clemenceau pétillait dans l’enceinte calfeutrée du Palais-Bourbon.

Valéry Giscard d’Estaing était prédestiné à inaugurer l’exercice. Pendant des années, il avait passé ses vacances outre-Atlantique à étudier les techniques qui avaient permis à son modèle Kennedy de parvenir au sommet. Son remarquable cerveau de polytechnicien s’était approprié les méthodes et tours de main des « plus intelligents » dans l’entourage du président américain. Son esprit de géométrie avait assimilé les artifices et séductions d’un esprit de finesse indispensable à l’ère télévisuelle. Il était allé jusqu’à sigler son nom de ses initiales VGE, à la manière américaine des FDR et JFK. Il avait affiché sur tous les murs de Paris sa famille, comme Kennedy avait été « l’homme qui accompagnait Jackie » et le père du petit John-John, photographié sous le bureau présidentiel à la Maison Blanche.

François Mitterrand n’était pas de la même eau. Il était l’ultime descendant des grands orateurs parlementaires qui avaient enthousiasmé les républiques passées, de Mirabeau à Jaurès, en passant par Lamartine. Il en avait l’élégance du style, la suavité de la voix, le lyrisme de la passion. Mais l’outil télévisuel est un corset qui contient les épanchements lyriques et même littéraires ; privilégie le chiffre sur le mot, l’image sur le raisonnement, la réplique sèche et cinglante. Mitterrand n’a pas encore bien assimilé ces révolutions techniques. Après son échec de 1974, il comprendra qu’« il vaut mieux être ami avec un cadreur d’Antenne 2 qu’avec un éditorialiste du Monde ». Il s’entourera d’experts qui accumuleront les exigences techniques et les protections. Il cessera de croire que son talent souverain de tribun à l’ancienne suffit pour vaincre un rival. Il refusera d’apparaître comme l’élève qui répond aux questions du professeur d’économie impérieux qu’est Giscard. Il démontrera à tous les Français que la guerre interne entre gaullistes et giscardiens vaut bien celle que se livrent depuis un siècle socialistes et communistes. Il répliquera même – sept ans après – à Giscard, qui lui avait lancé « Vous êtes l’homme du passé », un « Vous êtes devenu l’homme du passif » du meilleur aloi. Mais la réplique que l’Histoire a retenue de cet affrontement de 1974 est celle de son adversaire, préparée avec soin : « Vous n’avez pas le monopole du cœur. J’ai un cœur comme le vôtre qui bat à sa cadence et qui est le mien. »