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C’est pourtant la suite du propos de Giscard qui est la plus éclairante : « Ce que je propose, c’est une action sociale aussi importante que la vôtre, mais je ferai ces réalisations à partir d’une économie en progrès, alors que vous voulez les faire avec une économie brisée. » Giscard inscrit ses pas dans ceux de la majorité gaulliste dont il est issu, qui a gouverné la France depuis quinze ans avec un souci extrême de juste répartition des fruits de la croissance. De Gaulle renouait avec la tradition monarchique, catholique, de soutien des pauvres et d’organisation holiste de la société – que la IIIe République libérale avait abandonnée. Élu président, Giscard théorisera bientôt sa filiation sous le curieux terme de « libéralisme avancé », alors qu’il faisait référence – dans son esprit quelque peu embrumé – à la social-démocratie suédoise. Mais, à l’instar de son modèle suédois, il mêlera bien les revendications libertaires et féministes des années 1960 avec un égalitarisme niveleur et un fiscalisme vétilleux et tatillon, conjonction scandinave de tradition protestante qui fera fuir une partie de l’électorat indépendant et conservateur. Deux ans plus tard, en 1976, VGE caressera l’ambition de rassembler derrière ce programme « deux Français sur trois », projet que brisera son ancien Premier ministre devenu son ennemi farouche, Jacques Chirac, bien que celui-ci laboure les mêmes terres idéologiques avec son « travaillisme à la française ». Giscard s’efforce de tirer la leçon politique de l’évolution sociologique de la France qui, à l’issue des Trente Glorieuses, voit l’émergence d’une immense classe moyenne, reposant sur la montée en puissance d’un secteur tertiaire qui dépasse, pour la première fois en 1975, la part du monde ouvrier.

Mitterrand a conservé pour l’instant dans son discours la mystique ouvriériste de la lutte des classes chère au XIXe siècle. Il renoue lui aussi avec l’héritage du général de Gaulle en insistant sur celui de 1945, nationalisations et sécurité sociale ; modèle qui s’apprête à subir les premiers assauts avec la fin des Trente Glorieuses provoquée et révélée par le quadruplement du prix du pétrole en 1974. Pour mieux se réconcilier avec les gaullistes, Mitterrand lance à son adversaire du moment :

« Vous avez dit un jour que vous aviez eu avec le général de Gaulle – je ne sais pas comment vous avez noté ce chiffre – 170 rendez-vous. Mais vous n’avez pas parlé du 171e du 28 avril 1969, le jour où vous l’avez politiquement poignardé, puisque vous avez décidé de sa chute. »

Pour se différencier de son rival, Mitterrand use aussi d’une phraséologie marxiste remise au goût du jour par les Enragés de Mai 68, pour mieux séduire une jeunesse radicalisée, et contenir les assauts – et les procès en social-traîtrise – d’un communisme national encore puissant dans la classe ouvrière et dans l’imaginaire des intellectuels ; langue d’emprunt, langue étrangère, qu’il s’applique à parler du mieux qu’il peut, sans y croire, mais avec un cynisme appris auprès des plus grands maîtres de notre Histoire, selon le modèle indépassable de Talleyrand : « Dieu a donné la parole à l’homme pour dissimuler sa pensée. » Vieille ambiguïté socialiste (équilibrisme ? double jeu ? supercherie ? trahison ?) qui fut déjà celle de Jaurès et de Blum, même si on l’attribue au seul Guy Mollet.

Notre tradition révolutionnaire, notre goût séculaire pour les affrontements idéologiques et littéraires, sans oublier le talent rhétorique des acteurs, empêchent alors de voir le décalage des programmes avec la nouvelle donne économique qui s’annonce ; et la réalité crue de leur proximité.

Les deux rivaux – et même les trois principaux candidats de cette élection de 1974, si l’on y inclut Jacques Chaban-Delmas – sont des sociaux-démocrates. Ils sont tous trois adeptes de la « nouvelle société », que Jacques Delors a forgée au cabinet de Chaban, à Matignon, que le Premier ministre a présentée à la Chambre sous les ovations ironiques de la gauche, pendant qu’elle suscitait la fureur conservatrice du président Pompidou et de ses principaux conseillers, fulminant contre ce « galimatias de gauche » : « La société n’existe pas, il n’y a que l’individu et la France », avait écrit en marge du texte le président Pompidou.

Celui-ci aura été le dernier, le seul, l’ultime opposant à cette transmutation de la France voulue par nos élites.

Dans un dialogue éblouissant avec Alain Peyreffite – que celui-ci restitue dans son ouvrage Le Mal français  3 – le président exposait dès 1969 avec une rare lucidité sa réponse conservatrice – au sens le plus élevé, celui de Disraeli : « Je suis conservateur, car je garde ce qui est bon, et je change ce qui est mauvais » – : « Vous n’avez pas remarqué que dans ce discours, où Chaban parle tant de société, il ne parle pas une seule fois de la nation, et encore moins de l’autorité de l’État ? On dirait que ces expressions lui écorchent la langue. Or, la France est une nation avant d’être une société. Elle n’a été créée, n’a survécu, que comme nation. Et cette nation n’a été sauvée que par son État. De nouveau, aujourd’hui que la société se décompose sous nos yeux sans que nous y puissions presque rien, au moins respectons et protégeons ce qui tient encore, et qui peut seul nous tirer d’affaire : l’État et la nation. »

Et le président Pompidou de pointer, avec sa subtilité coutumière, le nœud gordien de cette affaire, la fascination de nos élites pour l’Amérique : « On parle des Français comme s’ils étaient des Anglo-Saxons. Mais s’ils l’étaient ça se saurait ! D’ailleurs, depuis près de trois siècles, on idéalise la société anglo-saxonne, à commencer par Montesquieu qui s’était fait manipuler par l’Intelligence Service de son époque : cette société, c’est celle de l’argent, elle est oligarchique, méprisante aux humbles, et au moins aussi conservatrice que la nôtre, avec ses rites immuables. Elle a des défauts énormes, inhumains, inacceptables. Elle est en pleine décrépitude. Le changement de société, ça voudrait dire qu’on fait une exsanguino-transfusion totale, qu’on expulse cinquante millions de Français et qu’on les remplace par cinquante millions d’Anglo-Saxons ! Les Français sont comme ils sont, et ils le resteront. Les médecins ne disent pas à un malade : Monsieur, vous avez un tempérament sanguin. Ça ne m’arrange pas. Je vous soignerais plus facilement si vous aviez un tempérament bilieux. Ils le prendront avec le tempérament qu’il a, sans se mêler de rien changer, et ils tâchent de le guérir, s’ils le peuvent. »

Mais, depuis le 2 avril 1974, le président Pompidou n’était plus. Ce discours, personne ne le tiendrait plus. Dans une valse à trois temps parfaite, Giscard mettra bientôt en œuvre le projet de Chaban pour le plus grand profit de Mitterrand. Giscard connaîtra ainsi le destin tragique de Louis-Philippe qui n’avait été qu’une transition monarchique vers la République. Comme le « roi des Français » fut le premier des républicains, le « libéralisme avancé » de Giscard fera le lit d’une nouvelle société qui, émancipée des carcans de la tradition, ne pouvait que se donner à la gauche.