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Giscard admire Jean-Paul Sartre comme une midinette sentimentale (« Je suis heureux de l’avoir aperçu, heureux de ne pas avoir cherché à l’importuner, lui, ce monument d’intelligence et de savoir, entrevu dans le quotidien familier du matin », dans son livre Le Pouvoir et la Vie 4) ; Mitterrand est un européiste convaincu qui veut encore croire que « l’Europe sera socialiste ou ne sera pas » ; Chaban-Delmas (par son conseiller Delors) est l’élève du sociologue Michel Crozier, contempteur de « la société bloquée » ; les trois hommes – et le quatrième mousquetaire que sera bientôt Chirac – sont les agents – conscients pour les deux premiers, inconscients pour les deux autres – de la destruction de l’ordre gaullien d’après-guerre et de ses piliers : nation, croissance, famille, instruction, qu’ils abattront successivement – chacun avec sa grenade : gauchisme, européisme, technocratie, démagogie. Tous invoquent le général de Gaulle pour mieux achever la destruction de son œuvre. Tous aspirent à être le meilleur porte-parole de cette nouvelle génération née du baby-boom. Mitterrand avait pris de l’avance ; il écrivait dès 1965 : « Le Général se pose des problèmes qui concernaient nos pères, tandis que moi, et toute la gauche avec moi, j’essaie de me poser les problèmes qui concernent nos fils. » Mais Giscard le rattraperait et le dépasserait, se faisant le serviteur zélé de ces soixante-huitards qui le méprisaient, tandis que Chaban était encore trop marqué du sceau gaulliste de la Résistance (son trench légendaire et Malraux pendant sa campagne télévisée !) pour être reconnu par eux.

C’est un moment rare où les principaux chefs de la classe politique française convergent sans l’avouer vers un même modèle politique – la social-démocratie ou plutôt l’idée que les élites françaises s’en font – alors même qu’elle vit ses derniers feux, que son efficacité économique est érodée par l’inflation et le chômage, que sa domination intellectuelle est laminée par le retour en vogue dans les universités américaines des idées libérales chères à Milton Friedman, et que l’individualisme hédoniste des nouvelles générations, l’entrée en masse des femmes et des immigrés dans le monde du travail, et le développement économique du tertiaire, s’apprêtent à miner les antiques solidarités ouvrières. Encore quelques petites années et entreront en scène Margaret Thatcher et Ronald Reagan. « C’est au crépuscule que l’oiseau Minerve prend son vol », nous avait appris Hegel.

Mais, alors que les deux candidats s’affrontaient sur le plateau télévisé, devant vingt millions de téléspectateurs ravis, la France croyait encore naïvement au mythe du « choix de société » entre libéralisme et collectivisme. Il faudra la victoire de la gauche sept ans plus tard – et ses premières apostasies – pour que les yeux commencent à se dessiller.

Le spectacle fut brillant ; les duellistes talentueux ; jamais leurs successeurs ne parvinrent à leur niveau. Ils osèrent tout, se permirent tout. Même des allusions codées qu’ils furent longtemps les seuls à saisir. Ainsi, pour mieux prouver, prétendait-il, que son adversaire n’était pas l’exclusif représentant des classes populaires, Giscard précisa : « Dans les élections de dimanche dernier (au premier tour), vous avez noté les résultats de la ville de Clermont-Ferrand. Clermont-Ferrand est une ville qui a une des plus grandes usines de France et une municipalité socialiste. C’est une ville qui vous connaît bien et qui me connaît bien. Et qui donc sait ce que je suis et ce que je représente. Vous avez noté comme moi que la ville de Clermont-Ferrand m’a donné plus de voix qu’à vous. »

Clermont-Ferrand est la capitale de cette Auvergne dont Giscard tient son accent chuintant ; mais elle était aussi à l’époque la ville où résidait la famille d’Anne Pingeot, la maîtresse de Mitterrand, qui deviendrait bientôt la mère de Mazarine.

Il est vrai que Giscard et Mitterrand étaient tous deux logés à la même enseigne des hommes (de pouvoir) couverts de femmes. Lorsque des rumeurs malveillantes avaient accusé Jacques Chaban-Delmas d’avoir fait assassiner sa précédente épouse, morte dans un accident de voiture, et brodé sur ses habitudes galantes de séducteur impénitent, Mitterrand avait confié à un ami : « C’est injuste, parce que de nous trois, Chaban est le seul qui rentre chez sa femme tous les soirs. »

Les débats sont comme les femmes, les meilleurs sont ceux qu’on n’a pas eus. Avec le temps, on regrette ce face-à-face de Gaulle-Mitterrand, qui en 1965 aurait sans doute été somptueux. On se souvient qu’avant le premier tour de la présidentielle, le Général avait refusé de faire campagne ; il ne condescendait pas à se jeter dans l’arène commune. Mis en ballottage – mais avec 44 % des voix tout de même –, il songea démissionner. Puis il se reprit. On lui proposa d’utiliser son temps d’antenne légal pour un dialogue avec le journaliste gaulliste Michel Droit. Il céda. Bien lui en prit. Ses répliques sont restées dans les annales. Mais sa première réaction avait été négative : « Vous voulez que j’aille à la télévision en pyjama ! » s’était-il exclamé.

Le Général avait tout deviné. L’époque exigeait des politiques qu’ils sortent du marmoréen de l’Histoire. Se livrent, se dévoilent, se déshabillent. Deviennent des hommes comme les autres. La télévision abaisse tout vers la banalité démocratique. C’est le média de masse désacralisateur par essence. Il fait spectacle de tout. Chacun, célèbre ou anonyme, dirigeant ou dirigé, est l’acteur de son propre rôle. Le Général était lui aussi un grand acteur, mais il avait pris des cours auprès d’un sociétaire de la Comédie-Française, quand ses successeurs suivront les conseils de communicants et de publicitaires. Le Général est parti. Le spectacle est resté. The show must go on, comme on dit en Amérique.

20 octobre 1974

Vincent, François, Paul et les autres

pour qui sonne le glas

Ils tètent leur cigare avec ce mélange si masculin d’arrogance et de reste d’innocence de l’enfance. Ils marchent dans la rue, la tête haute ; ils portent encore beau en dépit des tempes grisonnantes et des rides creusées de la cinquantaine ; ils parlent fort, ils gesticulent, ils arborent leur plus beau sourire de séducteur. Ils sont morts et le pressentent. Ils sont les grands vaincus de l’époque alors que tous les voient comme les grands vainqueurs.

Vincent, François, Paul et les autres sort sur les écrans en 1974. Même s’il continuera de tourner après, Claude Sautet reste le témoin incomparable de la France des années Pompidou. Ses héros ont une fière allure virile, de ceux qui préfèrent prendre les femmes sans les comprendre plutôt que de les comprendre sans les prendre. Ils incarnent cette nouvelle bourgeoisie qui a découvert sur le tard la puissance de l’industrialisation et de la croissance ; ils sont petits et grands patrons, médecins, ingénieurs, journalistes, dessinateurs ou écrivains. Ils roulent en DS. Mais l’illusion de l’éternelle croissance s’est dissipée depuis la crise du pétrole. Vincent (Yves Montand) court après les millions pour sauver son entreprise au bord de la faillite. Il manque en mourir d’une crise cardiaque. Le géant a mis un genou à terre. La modernisation darwinienne de l’économie française abîme les corps et les âmes, laissant de côté les moins adaptés et les moins prosaïques. L’argent est devenu la seule unité de mesure. Paul (Serge Reggiani) est un journaliste minable, écrivain raté, raillé pour ses romans qu’il ne termine jamais. François (Michel Piccoli) est un grand médecin qui a réussi, mais a dû renoncer à ses idéaux de jeunesse de médecin des pauvres. Dans cette société française, tardivement sortie de son passé glorieux de paysans et de soldats, la percée des nouvelles couches moyennes laisse un goût amer.