La scène centrale du film montre Michel Piccoli découpant un gigot, comme le singe dominant offrant la viande de la chasse à sa tribu, qui subit les sarcasmes de toute la tablée, et finit par s’écrier, furibond : « Je ne vais pas me laisser insulter par un écrivain qui n’écrit pas, un boxeur qui ne veut pas boxer, et une femme qui couche avec n’importe quoi. »
La France n’est pas l’Amérique : les « gagneurs » sont accusés de trahir les nécessaires solidarités. La France est ce pays trop civilisé où les hiérarchies anthropologiques sont foulées aux pieds.
Le boxeur qui ne veut pas boxer (Depardieu jeune) finit pourtant par affronter l’adversaire qui le terrifiait ; il le terrasse, mais prend conscience qu’il n’a pas l’instinct de meurtre nécessaire à la poursuite de sa carrière. La boxe est pourtant ce « noble art » qui a permis pendant le XXe siècle de pérenniser les valeurs héroïques de la société traditionnelle, alors qu’elles étaient bafouées et abandonnées par la modernité.
Mais le boxeur renonce à boxer comme le chevalier renoncerait à monter sur son destrier, et se résigne à un obscur destin d’ouvrier spécialisé. La société française a troqué l’héroïsme pour le consumérisme.
Dans le train qui les ramène après le combat victorieux, dans la truculente ambiance des cohortes viriles, qui n’ont pas encore été atteintes par l’esprit de sérieux de la mixité obligatoire, François apprend à Vincent que sa femme l’a quitté pour un autre. Vincent tente de comprendre, mais François n’est pas surpris. Sa femme le trompait depuis longtemps, et c’est lui qui réclamait un récit circonstancié de ses escapades.
Sautet reprend là en mode mineur son travail magnifique sur le désir mimétique exécuté dans son autre chef-d’œuvre, César et Rosalie, où il croquait, à la manière d’un Dostoïevski dans L’Éternel Mari, les rapports complexes et subtils de dépendance réciproque entre le mari et l’amant. Mais si, chez Dostoïevski, la femme meurt, elle part chez Sautet. La fameuse « libération de la femme » des années 1960 a dénoué les liens entre les couples ; les hommes ne « tiennent » plus, ne possèdent plus leurs femmes ; celles-ci – à l’instar de l’ancienne épouse de Vincent, jouée par Stéphane Audran – les trompent avec n’importe quoi, les quittent pour n’importe qui.
Il y a chez ces hommes de l’époque moderne une faiblesse congénitale, une « mort », dit crûment la femme de François à son mari, pour justifier ses adultères à répétition, qui éloignent les femmes encore et toujours en quête de cet élan vital qui n’existe plus chez leurs hommes des temps de paix.
Les femmes de Sautet ont la beauté sensuelle de l’ancienne soumission, et la férocité troublante d’une émancipation dont elles ne savent trop que faire.
« Et les enfants ? » lance Vincent à François pour esquisser une parade au désespoir qui envahit les deux hommes.
François répond sans regarder son ami, comme s’il se parlait à lui-même :
« Ils seront chez leur mère. Je les verrai de temps en temps. Qu’est-ce que je vais faire d’eux ? Qu’est-ce qu’ils vont faire de moi ? »
Le père, déchu de sa puissance paternelle, se sent dépouillé de sa légitimité. Il se retrouve à égalité avec sa progéniture, tous également soumis à la mère régente.
Vincent, François, Paul et les autres marque l’échec de la génération d’après-guerre, qui avait voulu abolir l’humiliation de la défaite de juin 1940. La Libération de 1945 reposait sur la présomption de l’héroïsme retrouvé (« Paris libéré par son peuple !!! »), de la Résistance unanime qui effaçait les déchirements entre pétainistes, gaullistes et communistes, de la solidarité entre les classes (sécurité sociale) qui soldait les vieux comptes des journées de juin 1848, de la Commune, de Germinal, etc., et enfin, même si cela était moins assumé, sur la reprise en main des femmes (dont le symbole extrême et cruel fut les tondues) qui avaient abandonné sans vergogne le vaincu dévirilisé pour s’abandonner dans les bras du vainqueur, allemand puis américain. La crise du pétrole de 1973, l’usure du modèle keynésien, la remise en cause de la mémoire gaullo-communiste et, last but not least, le combat féministe qui exaltait le « droit de disposer de son corps » même avec un soldat ennemi, le développement de l’individualisme et de l’hédonisme au détriment des valeurs patriotiques, familiales et collectives qui avaient soudé la France de la Reconstruction, tout marquait l’usure et l’échec final de la génération de Vincent, François, Paul et les autres.
Montand, Piccoli, Reggiani étaient tous des fils d’immigrés italiens, si bien assimilés qu’ils étaient devenus des modèles accomplis du Français, et de son ancêtre, le Gaulois. Ils parlaient, ils chantaient, ils jouaient, ils bouffaient et baisaient dans la langue de Racine, dans la verve de Molière, dans l’esprit de Descartes.
Dans quelques années, leurs origines seront exhumées par l’antiracisme militant, non pour leur en faire honte mais gloire, alors que le génie français de l’assimilation avait été de les occulter. Ce sera leur seconde mort, mais ils l’ignorent encore.
Vincent, François, Paul et les autres incarnent le « mâle blanc hétérosexuel » à son crépuscule. Bientôt, des armées de Lilliputiens – féministes, militants gays, et combattants de la décolonisation – abattront sa statue pour danser au milieu des ruines, sans être capables d’en bâtir une autre, pour le plaisir nihiliste de contempler le reflet des flammes, auxquels Vincent, François, Paul et les autres allumeront leurs derniers cigares.
1.
Éditions Gallimard.
2.
Éditions Gallimard.
3.
Fayard, 1976.
4.
Compagnie 12, 1988.
1975
17 janvier 1975
La femme est l’avenir de l’homme
Les larmes (imaginaires) de Simone Veil. La violence des débats parlementaires (tous des hommes !). Les insultes, les menaces, les imprécations. Le nazisme invoqué à tout propos. Les pressions du Conseil de l’ordre (fondé par Vichy !). Les manifestations des féministes : « Mon corps m’appartient. » Histoire ressassée depuis près de quarante ans, devenue légende officielle de la République. Le progrès contre la réaction. La liberté (des femmes) contre la répression (par les hommes). La compassion contre l’insensibilité. Les gentils contre les méchants, la gauche contre la droite.
Histoire revisitée, réécrite, contrefaite. Soulevons l’épais rideau de fumée.
Un texte dépénalisant l’avortement avait déjà été déposé dans la précédente législature sous le président Pompidou.
Depuis le procès de Bobigny de novembre 1973, le ministre de la Justice avait donné pour consigne au parquet de ne plus poursuivre les avortements.
Le texte présenté par le gouvernement remplaçait une hypocrisie par une autre, en instituant une période provisoire de cinq années dont tout le monde savait qu’elle ne serait pas respectée.
La gauche (et le MLF) qui réclamait la liberté totale pour les femmes d’avorter à leur guise, et le remboursement de l’opération par la sécurité sociale, finirait avec le temps par l’emporter.
Simone Veil a pourtant toujours affirmé pendant les débats sa détermination en faveur d’une « loi dissuasive » qui conserverait à l’avortement son caractère « d’exception ».
« C’est parce que je dis non à l’avortement que je voterai le projet du gouvernement » (Bernard Pons, UDR).