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« Il y a des cas de détresse de la future mère qui peuvent justifier une autorisation du législateur d’interrompre la grossesse, mais l’important c’est la définition de la détresse et de la procédure d’autorisation » (Michel Debré, UDR).

Mais Michel Debré ne votera pas ce texte d’un gouvernement dirigé par Jacques Chirac qui appartenait pourtant au même mouvement gaulliste.

Trop « d’incertitude », dit-il. L’ancien Premier ministre du général de Gaulle ne fait ni la morale, ni du droit. Il ne fait pas écouter le cœur d’un fœtus qui bat, ni les larmes d’une femme qui n’a pas les moyens de se faire avorter à Amsterdam. Il fait de l’Histoire. Il parle de compétition mondiale ; de démographie ; d’intérêt national. Il rappelle que « le rôle du législateur n’est pas de suivre l’évolution des mœurs ». En vain.

Son discours n’est plus entendu. Sa défaite est la véritable rupture, la borne idéologique, la césure historique.

Ce débat parlementaire est un moment majeur où la raison cède le pas à l’émotion, l’intérêt national au désir des individus, le collectif au personnel, l’idée à l’intime, le masculin au féminin. Tout au long des siècles et dans toutes les civilisations, les femmes ont essayé d’espacer les naissances, sans trop lésiner sur les moyens ; mais ce prosaïsme malthusianiste (les subsistances sont limitées par la productivité médiocre des cultures) et ce réflexe de survie (les couches sont dangereuses pour la vie de la mère) n’ont jamais empêché les hommes – depuis qu’ils ont découvert, il y a trois mille ans, qu’ils étaient pour quelque chose dans la fécondation – de leur arracher « le fruit de leurs entrailles », pour l’offrir à Dieu, à la tribu, au peuple, à la nation, à la classe ouvrière. Dans la tradition juive, la circoncision marque cette séparation entre la mère et l’enfant, ce bout de chair arraché montrant à la mère que son enfant ne lui appartient pas. En scandant « Mon corps m’appartient », les féministes renversent la malédiction millénaire : nos enfants nous appartiennent ; on a le droit de vie ou de mort sur eux !

Le mouvement est universel. Irréversible. L’ONU a déclaré 1975 année de la femme. Jean Ferrat chante « La femme est l’avenir de l’homme », et signe le ralliement d’une eschatologie communiste – qui exaltait une virilité ouvriériste rejetant les femmelettes et les pédales – à un messianisme de substitution, féministe et hédoniste – les bourgeoises volant indûment aux prolétaires mâles le rôle envieux de victimes et d’exploitées. Depuis la mort d’Elsa, Aragon vient aux congrès du parti communiste entouré d’une cour de mignons comme un Henri III du prolétariat.

Ce basculement civilisationnel – qui ne sera plus démenti par la suite – explique que les médias français rendent depuis à cet événement un culte dévot. L’IVG est l’Austerlitz de notre temps ; les larmes de Simone sont la charge de Murat sur le plateau de Pratzen.

Dans cette histoire mythologique, Michel Debré joue le rôle du général Mack enfermé dans Ulm sans avoir pu combattre. D’un autre temps, d’une autre planète. « Michou la colère », comme l’appelait alors dans un sarcasme méprisant (en l’affublant d’un entonnoir de fou à l’asile) Le Canard enchaîné.

Quand Debré entend le mot avortement, il ne sort pourtant ni son revolver ni son crucifix, mais sa calculette. Il compte et il pleure. Il compte les enfants qui manqueront, selon lui, à la France et il se lamente sur la puissance perdue, enfuie à tout jamais. Quand les féministes (et Simone Veil) lui promettent que l’avortement sera une solution provisoire, un jour prochain remplacée par la contraception, il rit, d’un rire triste ; et il a raison. Quarante ans après la loi, il y a toujours en moyenne 200 000 avortements par an, malgré la généralisation de la pilule (spécificité française), ce qui démontre, au grand dam des féministes et des progressistes, la complexité des rapports qu’entretiennent les femmes avec la procréation, qu’il n’y a pas de grossesse non désirée même s’il y a des grossesses non voulues. Debré (et ses rares épigones d’aujourd’hui) oserait la macabre comptabilité des 8 millions de vies françaises perdues (200 000 par 40) sans ignorer pour autant que son calcul serait partiel, car il y a des avortements qui ne sont que des naissances retardées.

Mais Debré ne pinaille pas. Il voit ample. Il voit haut. De trop haut pour ses contemporains. Il est le dernier représentant de deux siècles de souffrance française, de lamentations françaises, de désert français, de Louis XV qui ne peuple pas le Canada, de Napoléon III qui ne peuple pas l’Algérie, de Joffre qui n’a que 40 millions à opposer aux 60 millions d’Allemands. Debré est le dernier héritier de Prévost-Paradol qui projette – grâce à la conquête de l’Algérie – une France de 100 millions d’habitants sous peine qu’elle soit déclassée par les géants de demain, États-Unis, Russie et Allemagne-Unie.

Debré est l’ultime héritier de ces élites françaises qui ne se remettent pas d’avoir vu la « Chine de l’Europe » du début du XVIIIe siècle s’aventurer la première sur les terres glacées de ce que les démographes appelleront, deux siècles plus tard, la « transition démographique » ; qu’il qualifierait plutôt de « grève des berceaux » ou de « suicide collectif ». Après le baby-boom de l’après-guerre (débuté en réalité en 1941, mais il ne fallait pas créditer le régime vichyste de quoi que ce soit), Michel Debré a cru que son rêve se réalisait. Il prolongeait les courbes de naissances en exultant. À partir de 1965, les courbes lui ont appris à ses dépens qu’il ne fallait pas les prolonger. Le baby-boom s’achevait, et les Françaises revenaient – avec des moyens technologiques modernes – à leurs anciennes précautions. Debré l’avait pressenti ; il avait tenté jusqu’au bout de maintenir l’Algérie française, et sa démographie galopante – éveillée d’un ensommeillement séculaire par les soins du colonisateur : aujourd’hui 10 millions, demain 20, après-demain 40 ! La France, avec l’Algérie, crèverait le plafond des 100 millions de Français et s’imposerait comme une grande puissance démographique du XXIe siècle. C’est avec les mêmes chiffres, pour les mêmes raisons démographiques, que le général de Gaulle conduisit la politique inverse. On connaît sa célèbre formule sur son village qui deviendrait « Colombey-les-Deux-Mosquées ». On se souvient moins de la suite du propos lorsqu’il compare les Français et les Arabes à l’huile et au vinaigre : « Mélangez-les dans une bouteille. Après un certain temps, ils se séparent. »

Michel Debré ne distingue pas entre Français et Arabes ; il est plus universaliste que son maître. Plus catholique aussi (katholikos, universel), lui, le petit-fils de rabbin. Plus français. D’où ses expérimentations – qui nous paraîtront hasardeuses – d’enfants venus de sa circonscription électorale dans l’île de la Réunion, adoptés par des couples de paysans dans la France profonde. Il est sur la même ligne que les pires adversaires du Général, les partisans de l’Algérie française qui, comme Jacques Soustelle, voient dans les fellahs algériens les frères des « paysans » de sa Lozère natale. Debré comme Soustelle – comme Jules Ferry – sont des assimilationnistes sans états d’âme. La France mère des lois et des arts apporte la civilisation, mais il n’y a pas de peuple, pas d’homme qui ne puisse entendre la parole divine. « La civilisation avance sur la barbarie ; un peuple de lumière tend la main à un peuple dans la nuit », assène, lyrique, Victor Hugo au général Bugeaud qui, en 1840, dans Choses vues, rechigne encore à « pacifier » l’Algérie à peine conquise ; tous les êtres humains, quelles que soient leur origine, leur race, leur religion, peuvent entendre le message des « Grecs du Monde ».