Et on traitera ces gens de « fascistes » et de « racistes » ! Le général de Gaulle est, lui, l’héritier des maurrassiens anticolonisateurs de la fin du XIXe siècle qui n’ont jamais cru aux mythes émancipateurs de la gauche colonisatrice. De Gaulle communie lui aussi pourtant dans la nostalgie du temps où la France était « un mastodonte », autant peuplé que l’immense Russie ; mais, pour lui, « les Français sont des Français, les Arabes sont des Arabes. Ceux qui croient à l’intégration ont des cervelles de colibri, même les plus brillants ». C’est bien sûr Soustelle qui est visé – normalien sorti premier du concours d’entrée, ethnologue parlant de multiples dialectes rares –, mais aussi son Premier ministre, Michel Debré.
Dans sa jeunesse, de Gaulle a lu avec avidité les romans du capitaine Danrit, en particulier cette Invasion noire (publiée en 1895) qui contait l’invasion de l’Europe par des Africains islamisés… L’auteur, de son vrai nom Émile Driant, fut un compagnon du général Boulanger, de Déroulède et de Barrès, constellation nationaliste fin-de-siècle, matrice intellectuelle du jeune de Gaulle, qui n’avait pas attendu Samuel Huntington pour théoriser le choc de civilisations.
Ces débats ne se sont jamais éteints. Ils furent noyés dans le sang de la guerre d’Algérie. Ils réapparaissent une décennie plus tard alors que la Ve République sort de son Consulat gaulliste, et qu’un nouveau chef de l’État veut faire passer sur le pays un souffle de « modernité ». On sera servi. Les premiers mois marquent une rupture de style, de rythme, d’allure. Giscard entérine la révolution individualiste, hédoniste, consumériste, féministe de Mai 68. L’IVG en est un des symboles les plus éclatants. Rupture par rapport à la Ve mais aussi à la IIIe République qui avait instauré la loi de 1920 (interdisant l’avortement) pour les mêmes motifs démographiques et familialistes, après la grande hécatombe de la Première Guerre mondiale.
Mais les questions démographiques, mises sous le boisseau par une jeunesse qui privilégie l’instant, demeurent. C’est l’immigration qui les réglera. Personne ne l’avoue encore, mais tout le monde y pense. À droite comme à gauche, et au centre. Pompidou a fait venir des millions d’hommes dans les usines françaises. La crise du pétrole suspend ce flux incessant. La logique voudrait que le reflux fût amorcé. C’est ainsi que la République a agi lors de chaque crise économique, afin de protéger l’emploi « national ». On n’en fait rien. La droite comme la gauche. Première rupture essentielle. Pour des raisons humanitaires, dit-on. On va plus loin : on décide le « regroupement familial » pour rapprocher les familles séparées des deux côtés de la Méditerranée.
Deuxième incohérence française : la famille traditionnelle de souche française doit s’incliner au nom du « progrès » sous la pression individualiste ; dans le même temps – comme pour compenser symboliquement et démographiquement – la famille maghrébine la plus traditionnelle – la plus archaïque, la plus patriarcale – est invitée à prendre la relève. À venir à la rescousse. À remplir les places laissées vacantes. À la remplacer.
Des centaines de milliers de femmes et d’enfants sont arrachés à leurs douars – et à leur vie modeste mais tranquille, sans hommes ou si peu, pendant les grandes vacances – pour rejoindre un mari et un père qu’ils connaissent à peine, dans les froidures – climat et tempérament des indigènes – d’un pays qui les glace. Aussitôt, pour les services sociaux et du logement, c’est le branle-bas de combat. Leur principe est simple, voire simpliste : ces populations ne sont pas différentes des paysans venus dans les villes au XIXe siècle ; elles doivent être assimilées, éduquées à se servir d’une brosse à dents, d’un stylo, d’une machine à laver, à suivre leurs enfants à l’école, et à ne pas égorger le mouton dans la baignoire ! Soustelle a dû ricaner ; Debré se réjouir. Le regroupement familial est la grande revanche posthume des partisans de l’Algérie française sur le général de Gaulle.
Est-ce un hasard si le président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, avait flirté avec l’Algérie française – jusqu’à mettre sa carrière fulgurante en péril – et si son Premier ministre, Jacques Chirac, jeune et fringant officier dans les Aurès, avait rechigné toute une nuit à se désolidariser – à l’instar des autres élèves de l’ENA – du putsch des généraux ?
Leur revanche fut de courte durée. Très vite, la mesure humaniste se révèle une catastrophe administrative. Devant l’afflux de femmes et d’enfants que personne n’avait prévu (!), les services sociaux sont débordés, les constructions de HLM ne peuvent pas suivre, les bidonvilles s’étendent, les écoles sont submergées, le niveau des classes s’effondre, les voisins fulminent. L’humanisme comme l’amour dure deux ans. Le nouveau Premier ministre ne partage pas le romantisme du désert de son prédécesseur. Raymond Barre est un économiste qui sait compter ; un chef de l’Administration qui a compris le désarroi de ses services ; un haut fonctionnaire français qui ne méconnaît pas les rigueurs parfois nécessaires du droit des étrangers, et qui suit l’avis des planificateurs du VIIe plan (1976-1980), estimant que l’immigration constitue un obstacle à la modernisation de l’appareil productif.
Un décret de 1976 suspend le regroupement familial ; le marché du travail (et le chômage) est la raison (prétexte) invoquée de cette suspension ; mais le décret est déclaré illégal par le Conseil d’État.
Raymond Barre s’apprête à surmonter l’opposition des juges par une loi, mais il découvre, effaré, qu’il n’a pas sur ce sujet de majorité à l’Assemblée nationale, entre une gauche hostile par principe, des RPR entrés en dissidence après le départ de Chirac de Matignon, et des centristes démocrates-chrétiens, meilleurs soutiens de Raymond Barre, mais travaillés par leur mauvaise conscience de chrétiens à l’égard de leurs « frères humains », et le souvenir traumatisant de l’extermination des Juifs pendant la guerre.
Barre s’incline ; mais ne renonce pas. En 1978, il instaure une « aide au retour », un chèque de 10 000 francs pour tous les étrangers qui souhaitent repartir avec leurs familles. La pusillanimité française (un choix et non une obligation) se retourne contre les auteurs du décret : les Espagnols et les Portugais empochent le chèque et rentrent au pays – alors qu’on voulait qu’ils restent – et les Maghrébins – dont on souhaitait le départ – ne bougent pas.
Raymond Barre ne se décourage pas. Il négocie avec l’Algérie un accord prévoyant le retour de ses ressortissants. Boumediene accepte et fait construire des HLM dans la région d’Alger pour les accueillir. Les Français espèrent que les autorités marocaines et tunisiennes suivront. Mais une des premières décisions du nouveau ministre des Relations extérieures de la gauche, en mai 1981, est de ne pas appliquer cet accord. Claude Cheysson est lui aussi, comme Chirac, comme Soustelle, un esprit brillant touché par le romantisme du désert et de la grandiose « politique arabe de la France ». En 1982 pourtant, d’autres comptables – de gauche – rétabliront l’aide au retour, avec un chèque porté à 100 000 francs. Personne ne rentrera, et la marche des beurs de 1983 contraindra le président Mitterrand à instaurer une carte de résident de dix ans libérant l’immigré de toutes les contraintes administratives et géographiques qui s’efforçaient d’adapter l’immigration aux bassins d’emploi. Une autre période s’ouvre alors. À partir de 1983, le Front national s’installe dans le paysage politique tandis que les populations immigrées s’installent en masse sur le territoire, alors même que l’industrie française a moins que jamais besoin d’une main-d’œuvre sous-qualifiée.