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En 1814, Napoléon se désole : « Je ne trouve de noblesse que dans la canaille que j’ai négligée et de canaille que dans la noblesse que j’ai faite. »

En 1969, à Malraux qui lui demande ce qu’il aurait dit s’il avait dû prononcer le discours célébrant le bicentenaire de la naissance de Napoléon, de Gaulle rétorque : « Comme lui j’ai été trahi par des jean-foutre que j’avais faits et nous avons eu le même successeur : Louis XVIII ! »

Les deux hommes avaient dû restaurer le prestige de la puissance française après des défaites que l’on crut définitives (la guerre de Sept Ans en 1763 et celle de 1940) et un délabrement de l’État et des finances publiques que l’on jugeait irrémédiables (Directoire et IVe République). Ils haïssaient la dette à l’égal du péché. Ils furent déclarés ennemis publics par la finance française et la City qui ne purent s’enrichir sur leur dos. Napoléon tonnait : « La bourse je la ferme, les boursiers je les enferme. » De Gaulle ajouta : « La politique de la France ne se fait pas à la corbeille », et nationalisa les banques. Les deux hommes furent vaincus par l’Argent. Ils furent admirés au-delà de tout par les chefs des puissances qu’ils combattirent. Waterloo n’empêcha jamais Wellington de glorifier « le maître des batailles ».

Dans l’avion qui le transportait à Paris le 11 novembre 1970, le président des États-Unis Richard Nixon confiait à quelques journalistes que de Gaulle était un des rares hommes du monde dont on pouvait dire qu’il était plus grand que le pouvoir qu’il représentait. Nixon avait connu Eisenhower, Churchill, Adenauer et de Gaulle. « Tous les quatre étaient également des géants, disait-il. Mais c’est probablement le général de Gaulle qui eut la tâche la plus difficile : la France n’était pas morte, mais son âme était virtuellement morte. De Gaulle a pris en main la destinée d’un peuple dont l’âme était virtuellement morte […]. Seule sa volonté et sa détermination ont su garder cette âme en vie […]. Le seul homme qui aurait pu sauver la France de la guerre civile entre 1958 et 1962 était Charles de Gaulle. La France n’existerait plus en tant que nation sans lui. »

Nixon, dans son admiration éperdue pour le grand homme français, voyait juste et loin.

La France était en train de mourir mais ne le savait pas encore. Elle n’existerait plus sans le général de Gaulle ; il s’était épuisé à la ressusciter. En vain. En 1945, déjà, François Mauriac parlait de « nation-Christ ». De Gaulle lui-même, quelques années plus tard, alors qu’il ne croit plus à son retour au pouvoir, imprudemment abandonné en 1946, soliloquait devant un Georges Pompidou qui n’est encore que le directeur anonyme de son cabinet : « La décadence française a débuté au milieu du XVIIIe siècle. Depuis, il n’y a eu que des sursauts. Le dernier fut en 1914. Moi, j’ai bluffé, et en bluffant j’ai pu écrire les dernières pages de l’Histoire de France. »

On comprend mieux la ferveur des Français anonymes et le respect sincère, comme intimidé, de la planète accourue à Notre-Dame : avec de Gaulle, c’est la France qu’on enterre. Nixon voulait engager à son service l’homme qui avait écrit le message du président Georges Pompidou : « Le Général est mort, la France est veuve. Comme cela est beau et comme c’est très français ! » s’extasiait-il. On aurait pu écrire : de Gaulle était le veuf inconsolé de la France ; il finit par en mourir. C’est en Mai 68 qu’il saisit son échec à réveiller le corps défunt de sa bien-aimée. Cette jeunesse bourgeoise à qui il avait permis de vivre libre dans un pays riche, se vautrant dans un confort inédit dans l’Histoire d’un peuple français pauvre depuis mille ans, qu’il avait instruite et dorlotée, lui montrait sa reconnaissance en lui crachant au visage et en le comparant à Pétain. Churchill avait connu l’ingratitude des peuples libres ; lui subissait celle de ses enfants. Sa première réaction fut celle d’un homme du XIXe siècle, de Bonaparte, de Cavaignac, de Thiers, de Clemenceau : il donna ordre de réprimer, quitte à tirer dans les jambes. On encense aujourd’hui le préfet Grimaud pour n’avoir pas fait couler le sang. C’est Pompidou qu’il faudrait remercier de s’être opposé au Général ; mais, en rouvrant la Sorbonne sans conditions, le futur président cédait et donnait à l’État une indélébile marque de faiblesse. Celui-ci ne s’en remit jamais. On le paye encore. Raymond Aron le comprit le premier, après avoir pourtant donné initialement raison au Premier ministre. Il fut le seul. « Politiquement, la nuit du 10 au 11 [mai 1968] constituait une catastrophe car elle cimentait l’unité factice des étudiants et de la majorité des enseignants contre la police et le gouvernement. M. Pompidou revient, il fait un pari et le perd. Il parie qu’en capitulant il mettra fin aux troubles. Je ne le condamne pas : sur le moment j’ai été enclin à lui donner raison, mais rétrospectivement, je ne suis pas fier de moi-même. Historiquement, il a eu tort. Selon toute probabilité, on aurait dû faire des concessions avant la nuit de vendredi à samedi ; après cette nuit, la capitulation a relancé l’agitation et a créé la Commune estudiantine 1. »

Pompidou avait ruiné dix ans de pédagogie gaullienne.

Tout le reste est mise en scène.

Le 30 mai, ses partisans descendaient en masse sur les Champs-Élysées pour le soutenir, tétanisant ses adversaires ; seul de Gaulle souffrit, en son for intérieur, de devoir le pouvoir à la rue – cette chienlit qu’il avait tant dénoncée – alors qu’il avait instauré la Ve République pour rétablir l’ordre et la souveraineté qu’il incarnait depuis le 18 juin 1940… « Le Général avait fort bien compris que cet extraordinaire succès… était la fin d’une certaine idée qu’il avait eue, lui, de la nation française. Au soir de cette manifestation qui nous avait paru grandiose, il y avait un homme heureux, Georges Pompidou, et un homme malheureux, Charles de Gaulle 2. » Comme l’avait dit Marie-France Garaud : « À la fin de Mai 68, de Gaulle a repris la France en une nuit, et en est mort. »

De Gaulle ne fut plus jamais de Gaulle. Comme Napoléon revenu de l’île d’Elbe surprenait son entourage pendant les Cent Jours par des tergiversations et états d’âme auxquels il ne les avait pas habitués – jusqu’au champ de bataille de Waterloo où il ne fut que l’ombre de lui-même –, de Gaulle vira gauchiste. Il rêva d’autogestion à la yougoslave et le patron du PSU Michel Rocard confia à Peyreffite qu’il aurait aimé trouver le mot de « participation » si de Gaulle ne l’avait pas préempté. Il est courant de glorifier un de Gaulle visionnaire et incompris. Et si le vieil homme recru d’épreuves avait perdu ses repères ? Et s’il était devenu sur le tard cet « homme de gauche qui va à la messe » que brocardait Paul Morand dès les débuts de son règne 3 ? On n’a pas assez remarqué que son référendum de 1969 portait sur la décentralisation, la régionalisation et la participation sociale – les thèmes qui deviendraient les fétiches de la gauche chrétienne, issue des rangs gauchistes de Mai 68 – cette deuxième gauche technocratique, libérale, atlantiste et européiste, qui défit tout ce que le Général avait fait.

On pourrait d’ailleurs noter que cette conjonction entre de Gaulle et la gauche moderniste nous ramène aussi à l’Ancien Régime, et à la tentation éphémère de Vichy d’en ressusciter les grands principes, avec le retour des provinces, appelées régions, et le mélange des élus et des syndicalistes dans un Sénat qui se rapprochait des corporations d’autrefois, suscitant la fureur compréhensible des héritiers des républicains de stricte obédience comme le président du Sénat d’alors, Gaston Monnerville. De Gaulle pouvait espérer achever son grand œuvre de la monarchie républicaine, plus monarchique que républicaine. Mais le Général disparu, il ne resta avec ses émules, comme Chaban-Delmas et sa « nouvelle société », que la soumission d’une partie de la droite gaulliste à l’esprit de Mai. La gauche put dès lors enclencher l’opération de récupération du Général – qu’elle avait traité de fasciste, de duce, de caudillo, de Badinguet – dès le lendemain de sa mort.