Les écrivains de gauche nettoyèrent avec soin le corps du grand homme de ses stigmates maurrassiens et conservateurs. Ils en firent un moderniste, un progressiste en rupture avec son milieu et sa classe, l’homme du « Non ». Ah, la belle escroquerie ! Ils en firent le chantre des droits de l’homme, lui qui n’avait exalté les principes de 1789 que dans la mesure où leur universalisme assurait à la France une influence planétaire. Ils en firent un grand décolonisateur amoureux des peuples du sud, alors qu’il était un anticolonialiste à la mode du XIXe, un émule de cette droite traditionaliste et nationaliste qui n’avait jamais voulu des « vingt domestiques » pour remplacer les « deux enfants qu’elle avait perdus » (l’Alsace-Lorraine). Ils en firent un ami des Arabes, sur la base du grand renversement d’alliances de 1967, lui qui aura bradé l’Algérie pour que son village ne devienne pas Colombey-les-Deux-Mosquées ; et pourtant, en avalisant la massive immigration venue du Maghreb – alors même qu’en 1945, au sortir de la guerre, de Gaulle avait tenté en vain d’imposer une immigration venue du nord de l’Europe –, il n’avait fait que retarder de cinquante ans l’invasion qu’il craignait.
Mai 68 consacra la paradoxale revanche des partisans de l’Algérie française contre la grande Zohra. L’Histoire a retenu que de Gaulle avait dû chercher des alliés de ce côté de l’échiquier en pardonnant et amnistiant ses anciens ennemis de l’OAS. Mais sa défaite fut bien plus profonde. L’autre motif principal de son abandon de l’Algérie tenait dans ces dix millions d’Arabes pauvres ; l’effort pour les mettre au niveau de la population française eût été colossal ; il eût entravé le développement économique de l’Hexagone ; à l’époque, les experts donnaient à de Gaulle l’exemple probant de la Hollande qui avait décollé depuis qu’elle s’était débarrassée du fardeau indonésien. De Gaulle choisit donc le progrès économique et social contre la grandeur impériale et la profondeur géostratégique ; la croissance contre la perspective caressée par un Debré d’une France de cent millions d’âmes ; les douceurs de la société de consommation à l’américaine contre les rigueurs d’une guérilla interminable – alors que, contrairement à l’Indochine, l’armée française avait gagné la bataille d’Alger. Il privilégia la jouissance hédoniste pour enterrer l’héroïsme chevaleresque ; le matérialisme consumériste à rebours d’une vision sacrificielle de l’existence, que lui avait rappelée l’armée, au nom de la geste gaullienne de 1940 : il y a des valeurs suprêmes au-dessus de tout. À l’opposé de tout ce qu’il était, au nom de ce qu’il pensait être l’intérêt supérieur de la France.
De Gaulle ne se doutait pas que la manne pétrolière puis gazière, découverte par les ingénieurs français sauvegarderait une Algérie corrompue et mal gouvernée des abîmes de la clochardisation, et aurait assuré à la France un destin royal d’émirat pétrolier, comparable à ce qu’avait été le charbon pour l’Angleterre au XIXe siècle. Il imaginait encore moins que les enfants de cette société de consommation, pétris de culture américaine et de haine de soi nationale, crieraient sous ses fenêtres : « La chienlit, c’est lui », et scanderaient : « Nous sommes tous des Juifs allemands », faisant basculer toute une génération – la plus nombreuse de l’Histoire de France – dans le camp d’un cosmopolitisme fossoyeur de l’indépendance nationale et fourrier d’une colonisation américaine qu’il avait combattue toute sa vie. Bientôt, les enfants les plus turbulents et les plus iconoclastes de cette génération viendraient cracher sur sa tombe : « Bal tragique à Colombey, 1 mort », titra, sarcastique, la une de Charlie Hebdo. Aussitôt interdit, aussitôt ressuscité.
« Le pouvoir, c’est l’impuissance », soliloquait de Gaulle devant Peyreffite. « J’ai tenté de dresser la France contre la fin d’un monde. Ai-je échoué ? » s’interrogeait-il devant Malraux qui lui rendait sa fausse interrogation à l’ultime page des Chênes qu’on abat 4 : « Seul à Colombey entre le souvenir et la mort, comme les grands maîtres des chevaliers de Palestine devant leur cercueil, il est encore le grand maître de l’Ordre de la France. Parce qu’il l’a assumée ? Parce qu’il a pendant tant d’années dressé à bout de bras son cadavre, en faisant croire au monde qu’elle était vivante ? »
J’imagine au fond de la Boisserie enneigée et mal chauffée un vieux général malheureux et désabusé seulement sauvé par l’espérance du chrétien.
Mais avant même la mort du général, une décision législative, prise le 4 juin, annonçait déjà que « de Gaulle avait été le dernier père, et qu’après lui viendrait le temps des papas poussette » (Philippe Murray).
4 juin 1970
Mort du père de famille
Les débats parlementaires furent passionnés, parfois houleux. Cette assemblée d’hommes n’admettait pas qu’on supprimât d’un trait de plume législatif leur « puissance paternelle ». Le contraire de la puissance est l’impuissance, songeaient les plus égrillards ou les plus fragiles. Ces élus du peuple n’avaient aucune envie de faire descendre la démocratie dans l’arène privée. Ce « gouvernement collégial » de la famille leur rappelait les délices et poisons de la IVe République. Ils refusaient que le juge mît son nez dans leurs affaires au nom de la conciliation des époux ; et dénonçaient d’avance un « ménage à trois, le mari, la femme et le juge », moins drôle que dans Feydeau. Cette majorité conservatrice, issue de la « grande peur » de Mai 68, ne comprenait pas que les meilleurs d’entre eux, à l’Élysée et à Matignon, satisfassent leurs ennemis enragés, gauchistes et féministes. Ils regrettaient déjà la grande ombre boudeuse de Colombey.
Les plus lettrés – ils étaient alors légion dans les travées de l’hémicycle – se souvenaient des homélies fatalistes de Joseph de Maistre et des corrosives fulminations d’Honoré de Balzac : la décapitation de Louis XVI avait annoncé la mort de tous les pères. L’Histoire recommençait : le général de Gaulle avait proclamé qu’avec la Ve République, il réglait une question vieille de cent cinquante-neuf ans ! En remettant la tête d’un père suprême sur le corps de la nation, il avait rétabli celle de tous les pères. Mais il avait lui-même sapé son œuvre de rétablissement en laissant les femmes, avec la fameuse loi Neuwirth autorisant la pilule en 1967, s’emparer du « feu sacré » de la procréation, comme l’avait aussitôt compris la sociologue féministe Évelyne Sullerot. Après sa chute, le Général laissait l’Histoire reprendre son cours, politique et famille mêlées. Raymond Aron avait eu tort : cette « révolution introuvable » de Mai 68 l’emporterait en greffant son idéologie dissolvante au cœur de la famille.
Quand un député demanda ingénument à quel besoin répondait cette loi, le ministre de la Justice, René Pleven, répondit, non moins ingénument : « À introduire la notion de bonheur dans les familles. »