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C’est à partir de ces années 1970 que le pédopsychiatre Aldo Naouri commença à voir les effets qu’avait sur les enfants la disparition progressive des pères dans la famille moderne. Revenant aux origines de l’humanité, Naouri prit peu à peu conscience que le père était une invention récente dans l’Histoire de l’humanité (trois mille ans, tout au plus) ; invention capitale pour interdire l’inceste et mettre un obstacle à la fusion entre l’enfant – être fait de pulsions – et la mère – destinée à satisfaire ses pulsions. Mais le père est une création artificielle, culturelle, qui a besoin du soutien de la société pour s’imposer à la puissance maternelle, naturelle et irrésistible. Le père incarne la loi et le principe de réalité contre le principe de plaisir. Il incarne la famille répressive qui canalise et refrène les pulsions des enfants pour les contraindre à les sublimer.

Sans le soutien de la société, le père n’est rien. À partir du moment où la puissance paternelle est abattue par la loi, le matriarcat règne. L’égalité devient indifférenciation. Le père n’est plus légitime pour imposer la loi. Il est sommé de devenir une deuxième mère. « Papa-poule », chassé ou castré, il n’a pas le choix. De Gaulle avait jadis écrit « qu’il n’y a pas d’autorité sans prestige ; et pas de prestige sans éloignement ». L’« autorité parentale » issue de la loi de 1970 est un oxymore. Le père est éjecté de la société occidentale. Mais avec lui, c’est la famille qui meurt. Quarante ans plus tard, les revendications en faveur de l’« homoparentalité » ne sont pas surprenantes : la famille traditionnelle l’instaure déjà puisqu’on ne prend plus en considération la différence sexuelle entre la mère et le père pour définir leurs fonctions et rôles respectifs.

La destruction de la famille occidentale arrive à son terme. Nous revenons peu à peu vers une humanité d’avant la loi qu’elle s’était donnée en interdisant l’inceste : une humanité barbare, sauvage et inhumaine. L’enfer au nom de la liberté, de l’égalité. L’enfer au nom du bonheur. Pascal nous avait prévenus : « Qui fait l’ange fait la bête. »

1.

Raymond Aron,

La Révolution introuvable

, Fayard, 1968.

2.

Alexandre Sanguinetti,

J’ai mal à ma peau de gaulliste

, Grasset, 1978.

3.

Paul Morand, Jacques Chardonne,

Correspondance

, t. I, Gallimard, 2013.

4.

Gallimard, 1971.

5.

Haven in a Heartless World: The Family Besieged

, New York, Basic Books, 1977 ; trad. fr. François Bourin éditeur, 2012.

1971

16 juillet 1971

La trahison des pairs

Gaston Palewski n’avait pourtant rien d’un factieux. Il était de la noble race des héros de la Résistance qui hantèrent jusqu’à leur mort les couloirs du pouvoir sous la Ve République, comme les maréchaux de Napoléon étaient devenus les hauts dignitaires de la Restauration. Palewski avait d’ailleurs reçu la présidence du Conseil constitutionnel comme son bâton de maréchal. Il n’ignorait pas que le général de Gaulle et Michel Debré avaient forgé cette institution, presque inédite dans la longue Histoire constitutionnelle de la France, comme une muselière à neuf têtes pour protéger l’exécutif des morsures du chien méchant parlementaire ; et une sinécure pour les barons chenus du gaullisme. De Gaulle l’avait nommé à la tête du Conseil pour sa fidélité, pas pour ses compétences juridiques : « Je veux un homme absolument sûr. Peu importent ses ignorances du droit constitutionnel. »

Mais Gaston Palewski détestait Georges Pompidou. Vieux mépris du résistant pour le « planqué », du héros qui risque sa peau pour l’intellectuel aux mains blanches. Et ce mépris s’était depuis peu teinté d’une fureur inexpiable après que le nouveau président de la République ne lui avait pas accordé, pour des raisons encore mal élucidées, la grand-croix de la Légion d’honneur. Le président Pompidou avait été prévenu par Jean Foyer, à la suite du défilé militaire du 14 juillet 1971 : « Le Conseil constitutionnel va nous faire une saleté dans les quarante-huit heures. Je viens de rencontrer le président du Conseil constitutionnel, il est déchaîné contre vous. »

De Gaulle vivant, jamais Palewski n’aurait franchi le Rubicon. Mais le général de Gaulle était mort. Un air de Régence flottait sur la France. C’est dans l’Histoire de notre pays des périodes où les grands du royaume s’enhardissent et frondent, où les magistrats des parlements d’Ancien Régime se poussent du col en s’érigeant défenseurs des libertés du peuple ; jouent aux communes anglaises sans avoir jamais été élus.

Palewski renouerait avec cette tradition rebelle sans le vouloir, sans même le comprendre. Sa décision du 16 juillet 1971 resterait dans l’Histoire. Gravée en lettres d’or dans tous les ouvrages de droit. Enseignée à tous les étudiants en sciences politiques. Avec des trémolos dans les notes de bas de page, les juristes encenseraient les « sages du Palais-Royal ». Ils furent alors les seuls à apprécier à sa juste mesure l’inouï sacrilège. En France, personne ne s’intéresse au droit. C’est pourtant en ce jour du 16 juillet 1971 que nous avons abandonné sans le savoir les rivages de la République, fondée depuis 1789 sur le suffrage du peuple, et que nous sommes entrés, les yeux fermés, sur le chemin cahoteux du gouvernement des juges.

Les révolutions en France aiment l’été pour survenir.

Ce jour-là, le Conseil constitutionnel décida d’annuler une loi Marcellin (ministre de l’Intérieur) réglementant la liberté d’association (on est trois ans après Mai 68), car elle dérogeait, selon le Conseil, à un des principes fondamentaux tirés de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. La noblesse de la référence dissimule à nos yeux désormais dessillés l’énormité de la transgression. Cette Déclaration se situait dans le préambule de la Constitution ; mais elle y était insérée (avec celle de 1946) comme une référence philosophique, pas comme un texte juridique. La manœuvre était habile et se révéla promise à un grand avenir : le juge pioche – et piochera – dans les déclarations de 1789 et de 1946 – plus tard dans les Conventions européennes des droits de l’homme – des principes qu’il découvre, interprète, modèle, façonne tel un alchimiste doué. Longtemps méconnus – et pour cause –, le juge les consacre, les interprète, et les impose à un pouvoir qui n’y peut mais.