Mais le droit ne règne jamais sans son alter ego : le marché. Alors, sont revenus groupes de pression, lobbies, bureaucraties, corporatismes, communautés et mafias, que la révolution judiciaire ne tarda pas à ramener dans ses bagages, selon l’exemple tant admiré des Amériques. Le Gulliver étatique est plus que jamais ligoté. Jusqu’à sa mort, Pompidou ne parla plus que du « funeste Palewski ».
15 août 1971
La fin du pair
Les Américains n’avaient plus le choix. Ils étaient acculés. Leurs réserves d’or fondaient au soleil ; leur balance commerciale était pour la première fois déficitaire. Ils ne tarderaient pas à s’y habituer. L’Amérique devenait un monarque prodigue. La nouvelle de la fin de la convertibilité du dollar en or, annoncée un dimanche soir d’été à la télévision par Richard Nixon, foudroya les Américains et le reste du monde. Pourtant, le président américain avait pris ses précautions, comme un médecin qui ne veut pas brusquer un malade. Officiellement, ce n’était qu’une dévaluation du dollar ; la fin des accords de Bretton Woods ne fut entérinée qu’en 1976 par les accords de la Jamaïque. Mais l’irréparable avait été accompli : le dollar n’était plus « as good as gold ». Le roi dollar était mort.
On ne savait pas encore que c’était pour mieux ressusciter. Le général de Gaulle l’avait prophétisé dès 1965. Sur les conseils de Jacques Rueff, il avait alors dénoncé le « privilège exorbitant » de battre monnaie pour le monde, privilège octroyé à Bretton Woods en 1944, alors que l’Amérique avait gagné la guerre et détenait 80 % des réserves d’or du monde. Il avait proposé de revenir à un système fondé sur l’étalon-or. On l’accusa d’antiaméricanisme. Il fit rapatrier l’or français entreposé à New York pendant la guerre et ordonna à la Banque de France d’échanger ses devises contre des lingots. Jusqu’à un milliard de dollars ! Il suggéra à l’Allemagne de suivre son exemple. Elle refusa. Les troupes américaines occupaient encore son sol. Pourtant, à partir de 1968, gorgée de dollars par une Amérique qui en fabriquait d’abondance pour financer sa guerre au Vietnam, Bonn décida de laisser flotter le Deutsche Mark. Et de ne plus prendre les dollars. La France, cette fois, ne put s’aligner, déstabilisée par Mai 68. Mais le florin hollandais et le dollar canadien suivirent l’exemple germanique.
Les Américains comprirent le danger. En 1931, leur grande sœur britannique avait été découronnée dans les mêmes conditions. Dix monnaies s’étaient mises à flotter, dont la livre sterling. Alors, les Anglais avaient décidé, dans la foulée, un embargo sur l’or ; les Américains adoptèrent quarante ans plus tard la même mesure. C’était une forme sournoise mais brutale de dévaluation.
On a oublié aujourd’hui la frénésie qui s’empara des commentateurs, politiques et financiers. Les désaccords entre Français et Allemands. Le double marché inventé par le créatif ministère des Finances de la rue de Rivoli dirigé par Valéry Giscard d’Estaing. Les Européens en déduisirent qu’ils devaient rétablir une stabilité monétaire interne à l’Europe, indispensable à l’intensité des échanges commerciaux intracommunautaires et aux nécessités comptables de la politique agricole commune. Ce fut le début d’une longue réflexion qui conduisit l’Europe du serpent monétaire à l’euro. Une monnaie artificielle pour remplacer l’étalon-or.
Il est piquant de noter que, lors de sa célèbre conférence de presse de 1965, le général de Gaulle parla aussi de… réunification allemande. Comme si, par une prescience fulgurante, le Général tentait dans un ultime effort de rétablir un ordre monétaire universel, pour échapper à la domination de la France par un euromark, désormais notre lot.
Le Général n’avait en revanche pas prévu que la mort du roi dollar forgerait le règne du dollar tyran. Les Américains conservaient leur prééminence militaire ; et l’alliance de l’Arabie saoudite forgée par Roosevelt en 1945 leur garantissait que les puissances du Golfe continueraient d’exiger des dollars en paiement de leur pétrole. La prééminence du billet vert fut ainsi non seulement maintenue, mais renforcée.
La fin de l’étalon-or libérait en effet les Américains du souci de leurs déficits commerciaux puisqu’ils ne les finançaient plus que dans une monnaie qu’ils fabriquaient à volonté. Le privilège exorbitant cher à Jacques Rueff donnait sa pleine mesure. En 1982, la balance des paiements américaine devint à son tour déficitaire. Les Américains n’en avaient cure. Aux Européens qui se plaignaient de leur désinvolture, ils avaient pris l’habitude de répondre en reprenant la formule cynique de John Connally, le secrétaire au Trésor du président Nixon : « The dollar is our currency, but your problem » (« Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème »).
Les politiques américains, de droite comme de gauche, accumulèrent les déficits budgétaires, la droite par la baisse des impôts, la gauche par les dépenses : les « déficits jumeaux ». Ce dérèglement généralisé provoqua la hausse des prix du pétrole ; le chômage et l’inflation rongèrent de conserve les économies européennes. Les économistes rejetèrent les recettes keynésiennes qui ne fonctionnaient plus pour adopter les thèses monétaristes et libérales de Milton Friedman. Les salariés devinrent un coût à éradiquer et non un futur consommateur à choyer. Le flottement généralisé des monnaies provoquait une renationalisation des politiques monétaires, une balkanisation de la planète monétaire au moment même où la technologie (internet, porte-conteneurs, monnaie électronique) et les négociations commerciales – sous la pression américaine – abattaient les frontières et imposaient un libre-échange international.
Les Américains avaient trouvé la pierre philosophale : ils l’utiliseraient à satiété ; dans les années 2000, le gouverneur de la Banque centrale américaine, Ben Bernanke – alors simple membre du Conseil – fut surnommé « Ben l’hélicoptère » car il déversait des dollars sur l’économie américaine sans contrôle ni limite.
Pourtant, la compétitivité de l’économie américaine ne se redressa pas : les Américains consommaient trop et n’épargnaient pas assez. Cette boulimie consumériste – et cette incapacité de mettre de l’argent de côté, si éloignée de l’éthique protestante des Wasp d’origine – coïncide symboliquement avec l’obésité qui déforme tant de corps outre-Atlantique. C’est une société malade, incapable de contrôler ses pulsions, sans cesse encouragée par la publicité à les assouvir ; jamais satisfaite non plus, toujours dans la frustration, la récrimination, le ressentiment. Des enfants à qui on ne dit jamais non, et qui en réclament toujours plus. Retournant l’argument avec une pétulante mauvaise foi, les Américains ont fait de leur intempérance une gloire, un service qu’ils rendent au reste du monde, dont ils absorbent les productions.