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C’était ruiner la distinction très française entre légitimité et légalité. Ainsi, par la magie d’un discours, Vichy n’était plus coupable d’un crime contre la souveraineté française, mais d’un crime contre l’humanité. Pour le général de Gaulle, la Seconde Guerre mondiale n’avait été que la revanche de la première, les deux conflits confondus dans une même guerre de Trente Ans, où les défaites (mai 1940) se mélangeaient avec les hauts faits d’armes (la Marne, Verdun), les héros (Foch, Galliéni, Clemenceau… et Pétain) avec les vaincus et les traîtres (Laval… et Pétain).

Cette mystique gaullienne fonda toute l’œuvre politique du Général. Quand il s’opposa au putsch des généraux en 1961, de Gaulle invoqua « l’entreprise de redressement national commencée au fond de l’abîme, le 18 juin 1940 ».

Mais seuls quelques vieux grognards du gaullisme furent sensibles à cet argumentaire. Pierre Messmer, Pierre Juillet, Marie-France Garaud et Philippe Séguin comprirent mais un peu tard qu’ils n’avaient été qu’un marchepied à l’ambition du Rastignac de Corrèze. Leurs yeux s’étaient dessillés depuis plusieurs années, lorsque Marie-France Garaud avait jeté à son ancien protégé : « Je vous croyais du marbre dont on fait les statues ; vous n’êtes que de la faïence dont on fait les bidets » ; mais ils ne pensaient pas que Chirac oserait pousser l’apostasie jusqu’à ces extrémités. Ils ne furent ni entendus ni compris. Les mots qu’ils employaient, indépendance, souveraineté, grandeur, légitimité, ne faisaient plus partie du vocabulaire de l’époque.

Le discours de Chirac consacra une nouvelle approche de la Seconde Guerre mondiale, vue comme un unique combat contre le nazisme, régime presque sorti de l’espèce humaine, extérieur à l’Allemagne et même à l’Histoire, loin des luttes des nations pour l’hégémonie européenne et mondiale. Scénario commode qui autorisait les démissions futures. Bien que Mitterrand fût le président qui abolît des pans essentiels de la souveraineté française en paraphant le traité de Maastricht, il était révulsé par ce renoncement symbolique : « Ceux qui réclament que la France s’excuse n’aiment pas leur pays. »

Diminué par la maladie, Mitterrand s’était débattu, sans jamais céder. Il avait consacré une « Journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait de Vichy (1940-1944) », croyant que la concession suffirait. Il s’était longuement et passionnément justifié devant Jean-Pierre Elkabbach après les révélations faites par Pierre Péan sur son amitié persistante avec René Bousquet, l’organisateur de la rafle du Vél’ d’Hiv’, et la parution de la fameuse photographie – que le général de Gaulle avait refusé de rendre publique pendant la campagne présidentielle de 1965 – où l’on découvre le jeune Mitterrand recevoir la francisque des mains du vieux Maréchal.

Mitterrand subit sans ciller, le 16 juillet 1994, les sifflets des jeunes militants juifs, tandis que Robert Badinter, hors de lui, les houspillait : « Vous me faites honte ! » Les pires attaques vinrent de ceux qu’il avait faits. Lionel Jospin, pressé de donner corps à son « droit d’inventaire », jeta sa petite pierre : « On voudrait rêver d’un itinéraire plus simple et plus clair pour celui qui fut le leader de la gauche française des années 1970 et 1980. Ce que je ne peux comprendre, c’est le maintien, jusque dans les années 1980, des liens avec des personnages comme Bousquet, l’organisateur des grandes rafles des Juifs. »

Épuisé, le jour de son départ de l’Élysée, Mitterrand fulminait encore, à l’oreille de Jean d’Ormesson, contre « le lobby juif » qui l’avait tant tourmenté.

L’expression choqua, révulsa, suscita mille traits acides sur l’incoercible antisémitisme du président Mitterrand.

Serge Klarsfeld était visé. Mitterrand l’accusait d’avoir remué ciel et terre, Juifs français et américains, pressions nationales et internationales, pour le faire plier. Mitterrand n’avait jamais cédé ; Chirac n’aura jamais résisté. Klarsfeld triomphait. C’était le combat de sa vie.

Chirac fut acclamé, encensé par les médias et une classe politique presque unanime. Les médias et la gauche avaient déjà oublié qu’ils dénonçaient, quatre ans plus tôt, le « xénophobe » et le « raciste » Chirac pour ses propos sur « le bruit et les odeurs », qui décrivaient l’exaspération de l’ouvrier français qui se lève tôt, et gagne moins que son voisin de palier venu d’Afrique, vivant d’allocations diverses. En cette même année 1991, le grand rival de Chirac, Giscard, avait agité le spectre de « l’invasion » pour alerter le pays sur le sort tragique qui l’attendait – et faire remonter sa cote de popularité dans les sondages. Mais Chirac, élu en 1995, avait vaincu son ennemi de toujours et ses démons. Il était temps de changer de peau. On effaçait les traces lointaines de « Facho Chirac » pour réécrire la geste de Chirac l’antiraciste, amateur de civilisations exotiques et d’arts premiers, le réconciliateur qui n’hésitait pas à « regarder l’Histoire de la France avec ses lumières et ses ombres ».

Chirac, n’oubliant jamais la petite politique, en rajoutait, mêlait les souffrances des Juifs envoyés dans les camps avec les plaisanteries de mauvais goût de Jean Marie Le Pen (sans le nommer) ; il achevait même son homélie sur les affrontements qui déchiraient la Yougoslavie, dans un salmigondis droit-de-l’hommiste. Mais personne ne lui en fit grief ; ce discours du Vél’ d’Hiv’ serait toujours mis à son crédit, même par ses détracteurs les plus farouches ; il resterait comme son chef-d’œuvre, son legs à la postérité reconnaissante, son abolition de la peine de mort.

La victoire de Serge Klarsfeld et, derrière lui, de tous ceux qui attendaient que la France arrogante des « droits de l’homme » reconnût – enfin – ses crimes, était totale ; mais ce fut une victoire à la Pyrrhus.

Après la longue résistance mitterrandienne, cette expiation française serait vécue par certains comme la preuve aveuglante de l’écrasante et impudente domination juive, capable de soumettre le chef de « la cinquième puissance du monde ». Depuis de nombreuses années, la lente érection de la « Shoah » comme crime des crimes, et des Juifs comme victime absolue, avait déjà beaucoup agacé les survivants et héritiers d’autres massacres de l’Histoire. Dès 1976, Charles Aznavour, d’origine arménienne, avait déclaré, en commentant sa chanson « Ils sont tombés » : « Qui ne fait pas siens tous les génocides, n’en fait sien aucun. »

Les Antillais s’offusqueraient de plus en plus de ce qu’ils ressentaient « comme un deux poids deux mesures ». La concurrence victimaire des mémoires, qu’Alain Besançon qualifia un jour d’« amnésie et hypermnésie historiques », fut la conséquence inéluctable de cet avènement de la Shoah en religion officielle de la République française. Le comique Dieudonné, ancien compère d’Élie Semoun, furieux de ne pas trouver les financements nécessaires à un film qu’il voulait consacrer à l’histoire du Code noir de Colbert, deviendrait la figure de proue de cette concurrence victimaire. Avec une talentueuse truculence désacralisatrice, Dieudonné accumulerait brocards et provocations, comme ce « prix de l’infréquentabilité » qu’il fit remettre au négationniste Robert Faurisson par un acteur en pyjama rayé de déporté. Les institutions juives se récrièrent, ripostèrent, obtinrent sa condamnation en justice, chassèrent le comique de la télévision, des radios, parvinrent même à lui fermer les salles de spectacle. Dieudonné et ses admirateurs, de plus en plus nombreux, en particulier parmi les jeunes Arabes et Noirs de banlieue, furent convaincus de la puissance irrésistible et sectaire de la « Communauté » ; d’autant plus redoutable qu’on n’avait pas le droit – tel le Dieu de l’Ancien Testament – de prononcer son nom.