L’incendie Dieudonné fut circonscrit un instant ; mais, grâce à internet, son succès se poursuivit.
Le président Chirac dut cependant tenir compte de cette frustration des militants de la cause noire. Ils obtinrent, eux aussi, leur journée commémorative de la traite des Noirs et de l’esclavage, et leur loi mémorielle. L’engrenage s’avéra diabolique. On vota aussi une loi sur le génocide arménien ; et la conquête coloniale fut stigmatisée.
Chaque « communauté » exigeait sa loi mémorielle et sa journée commémorative, son crime contre l’humanité, son génocide. Chaque « communauté » réclamait à l’État français qu’il payât la dette contractée à son égard. La France n’était plus cette madone adorée dont on célébrait les hauts faits, mais une marâtre détestée qui avait accumulé crimes et injustices dont de sourcilleux créanciers tenaient une comptabilité vétilleuse et vindicative. On abandonnait le temps glorieux des « morts pour la France » pour entrer dans le temps hargneux des « morts à cause de la France » 1.
Chacun rêvait de devenir victime, et d’acquérir la puissance – réelle et fantasmée à la fois – que cette condition victimaire avait apportée aux Juifs.
Un historien fut menacé d’un procès, parce qu’il ne voulait pas reconnaître le caractère « génocidaire » de la traite des Noirs ; il arguait pourtant avec raison que « l’esclave devait être conservé vivant pour être rentable ». Les plus grands historiens défendirent leur jeune collègue. Les politiques s’émurent enfin. On confia à l’historien André Kaspi le soin d’étudier la question des commémorations en France ; il préconisa la remise en cause de journées commémoratives nationales annuelles. « Il n’est pas sain qu’en l’espace d’un demi-siècle, le nombre de commémorations ait doublé. Il n’est pas admissible que la Nation cède aux intérêts communautaristes et que l’on multiplie les journées de repentance pour satisfaire un groupe de victimes. »
Après ces fortes paroles, on ne fit rien. Les journées commémoratives sont désormais un droit acquis au nom de « la réconciliation des mémoires ». Une belle antiphrase.
Le 16 juillet 2012, pour célébrer avec éclat son arrivée récente à l’Élysée, et afin de s’opposer à son prédécesseur qui avait cru bon de dauber sur la repentance, François Hollande dénonça « le crime commis en France par la France ». En une phrase, le nouveau président donnait sa pleine mesure à la transgression de son ami corrézien ; il avait effacé les quelques précautions oratoires dont Chirac avait encore parsemé son discours. Hollande avait éliminé toute référence à l’Allemagne, aux nazis, à la guerre, à la défaite, comme si la volonté exterminatrice des Hitler, Himmler et Eichmann avait été négligeable, comme si toute contextualisation historique était inutile ; la geste gaullienne était renvoyée au mythe, pour sauver l’honneur. La survie des trois quarts des Juifs de France fut tout entière mise au crédit des Français, ces « héros anonymes », ces Justes, reprenant ainsi la thèse pourtant matériellement impossible de Serge Klarsfeld. La France était cette nation coupable en soi, pour toujours, à jamais. De toute éternité.
12 décembre 1995
Mai en décembre
Il ne monta pas sur un tonneau et ne harangua pas les ouvriers sortant de l’usine ; mais, affublé d’une sobre veste sans cravate, il s’assit à la tribune. Hésitant, butant parfois sur les mots, devant une salle des spectacles du comité d’entreprise de la gare de Lyon bourrée de cheminots en grève, il lança : « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent depuis trois semaines contre la destruction d’une civilisation associée à l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits, droits à l’éducation, à la santé, à la culture, à la recherche, à l’art, et par-dessus tout au travail. »
Le sociologue Pierre Bourdieu n’avait pas l’aura de Jean-Paul Sartre, ni son talent littéraire ; sa prose était complexe, parfois absconse. Mais sa seule présence auprès des cheminots en ce 12 décembre 1995, après trois semaines de grève dans les services publics des transports, rompit l’affrontement inégal entre le « cercle de la raison » des experts et les passions populaires irrationnelles de « corporatismes arc-boutés sur leurs privilèges », que les médias avaient mis en scène depuis le début du mouvement. Entre les élites qui font le bonheur du peuple malgré lui, et le peuple qui fait son malheur par ignorance.
C’était l’originalité profonde de ce conflit. Le plan Juppé de réforme de la Sécurité sociale avait été présenté par le Premier ministre le 15 novembre à l’Assemblée nationale, sous les acclamations, debout, des députés de la majorité, mais aussi d’une grande partie des élus de gauche. Le soir à la télévision, l’ancien ministre de la Santé du gouvernement Rocard, Claude Évin, faisait assaut d’enthousiasme pour défendre ce plan qui osait à la fois poser des plafonds quantifiés aux dépenses médicales, mais aussi – et surtout – réformer les retraites (passer de 37,5 à 40 annuités de cotisations) et supprimer les régimes spéciaux qui permettaient aux cheminots de partir en retraite dès l’âge de 50 ans. Cette ultime audace avait fait hésiter le président de la République, Jacques Chirac, mais il avait laissé faire son impérieux Premier ministre. L’enthousiasme de l’ancien ministre de Michel Rocard avait le mérite de la cohérence : Juppé mettait en application les mesures préconisées par le « Livre blanc sur les retraites », rédigé sous le gouvernement Rocard, dont celui-ci avait lui-même prophétisé qu’il contenait « de quoi faire sauter plusieurs gouvernements ».
Le 24 novembre, à l’initiative de la revue Esprit, un « appel pour une réforme de fond de la Sécurité sociale » était signé par de nombreux intellectuels, professeurs, experts. Autour de Pierre Rosanvallon, on retrouvait Jacques Julliard, ou Jean-Paul Fitoussi, tous membres d’une gauche modérée, social-démocrate, rocardienne, qui tenaient avant tout à soutenir la patronne de la CFDT, Nicole Notat, qui avait approuvé le plan Juppé, et était fort contestée par la CGT, mais aussi dénigrée, et insultée à l’intérieur de sa centrale syndicale.
Le plan Juppé était en effet rationnel et raisonnable. Le temps de Gabin dans La Bête humaine était bien révolu, et les chauffeurs de TGV ou de métropolitain ne souffraient plus de conditions de travail inhumaines ; leurs revendications paraissaient excessives et désuètes ; on pouvait dénoncer leur archaïsme et leur conservatisme. Pour une fois, le changement, le progrès, la lutte contre les privilèges semblaient avoir changé de camp, et se retrouvaient dans celui des dirigeants et des experts.
C’était un retournement sémantique inouï. Les cheminots grévistes, les anciens damnés de la terre, les personnages sortis de Germinal soudain caricaturés en conservateurs ventrus et bedonnants, personnages de Daumier défendant leurs droits acquis et leurs privilèges ! Et, de l’autre côté de la rive, des gouvernants, de droite comme de gauche, qui s’autocélébraient en réformateurs audacieux, abolissant des privilèges au nom de l’intérêt général et du progrès ! La machine idéologique infernale ne se grippera plus : toute réduction – même la moins justifiée, même la moins légitime – des avantages sociaux se parera des atours de « la réforme », tandis que la défense des acquis sociaux par ses bénéficiaires sera diabolisée sous le terme de « conservatisme ».