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Cette grâce technocratique sembla un moment porter Alain Juppé qui affrontait la tempête gréviste « droit dans ses bottes ».

Il avait l’appui unanime des élites de tous bords, tous ceux qui se réclamaient du « cercle de la raison », et revendiquaient encore de défendre « une pensée unique », version française du célèbre acronyme libéral TINA, cher à Margaret Thatcher : « There Is No Alternative ». Mais les grévistes étaient soutenus en silence par une population de millions de salariés d’Île-de-France qui se rendaient à leur travail à pied, et bientôt les pieds dans la neige, mais sans maudire ceux que les médias leur avaient présentés pourtant comme une caste arrogante de privilégiés.

Le climat politique était tendu. Quelques semaines avant le plan Juppé, Jacques Chirac avait expliqué à la télévision qu’il renonçait à son programme de « réduction de la fracture sociale », bien que celui-ci lui eût permis d’être élu président de la République ; il avait « sous-estimé l’ampleur des déficits » ; il mettait le cap sur une politique d’économie et de rigueur, afin de « qualifier la France pour la monnaie unique européenne ».

Un tel cynisme tranquille confirmait à tous ceux qui en avaient douté que la campagne « sociale » défendue par le candidat Chirac lors de la présidentielle de 1995 n’avait eu d’autre but tactique que de vaincre son « ami de trente ans », Edouard Balladur, qui avait osé le défier, en dépit de ses promesses réitérées. « Je vous surprendrai par ma démagogie », avait averti Chirac devant son dernier carré de fidèles effarés.

La grève de décembre fut la première réponse populaire à cette imposture chiraquienne ; elle serait suivie de la défaite cuisante des partis de la majorité lors des élections législatives de 1997 provoquées par la dissolution de l’Assemblée nationale.

Au bout de trois semaines de blocage, le patronat français contraignit Alain Juppé à capituler. Le talon d’Achille du Premier ministre fut qu’il possédait encore les apparences du pouvoir ; ou plutôt qu’il en avait les stigmates. Technocrate français à l’ancienne mode, Juppé incarnait un pouvoir personnalisé et hiérarchique, qui impose et assume sa politique. Dans le schéma autoritaire, mais démocratique, légué par le général de Gaulle, le peuple sait qui dirige et à qui s’opposer. La grève de décembre 1995 serait une période de transition qu’avait fort bien diagnostiquée Pierre Bourdieu : « Cette noblesse d’État qui prêche le dépérissement de l’État et le règne sans partage du marché et du consommateur, substitut commercial du citoyen, a fait main basse sur l’État ; elle a fait du bien public, un bien privé, de la chose publique, de la République, sa chose. Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est la reconquête de la démocratie contre la technocratie : il faut en finir avec la tyrannie des experts, style Banque mondiale ou FMI, qui imposent sans discussion les verdicts du nouveau Léviathan, “les marchés financiers”, et qui n’entendent pas négocier mais “expliquer”. »

C’est ce que diront les amis d’Alain Juppé et tous les successeurs du Premier ministre à chaque fois que la rue les fera reculer : « La politique est bonne mais n’a pas été suffisamment expliquée. »

Il faudra près de quinze ans pour que les intellectuels, experts, éditorialistes qui avaient soutenu le plan Juppé reconnaissent qu’ils mettaient alors un doigt dans un engrenage mortifère et que l’Europe et la mondialisation étaient des machines de guerre à défaire la protection sociale des salariés et à accroître les inégalités au profit d’une infime minorité de riches. Au bout de quinze ans, Rosanvallon et consorts retrouveraient un discours hostile au capitalisme, après qu’ils eurent permis à celui-ci, par leurs analyses complaisantes de la fondation Saint-Simon, de détruire les acquis des Trente Glorieuses.

Bourdieu ne s’y était pas trompé. Il avait attaqué sans le nommer Pierre Rosanvallon qui avait dénoncé, dans une interview, le « gouffre entre la compréhension rationnelle du monde et le désir profond des gens ». Mais Pierre Bourdieu et ses alliés d’extrême gauche ne tireraient guère avantage de leur lucidité précoce. On convoqua des états généraux, on discuta, on théorisa, on pétitionna. On mena d’inlassables luttes d’appareils syndicaux, partisans, et universitaires. On engagea de grandes luttes égalitaristes et internationalistes. On se dispersa en faveur des « sans-papiers », des « sans-logement », de la cause des femmes, du « genre », des homosexuels, des immigrés. On poursuivit la quête d’une solidarité universaliste sans comprendre que le capitalisme mondialisé assumait ces mêmes objectifs cosmopolites et progressistes avec bien plus d’efficacité et de constance que les « représentants autoproclamés des damnés de la terre ». Le rapprochement de la gare de Lyon resta un moment éphémère.

Le peuple français demeura seul face à la mondialisation.

15 décembre 1995

Le voyage triste du football après Bosman

C’est un joueur belge qui a eu plus d’influence sur l’évolution du football mondial que Di Stefano, Pelé, Cruyff, Beckenbauer, Maradona, Platini et Zidane réunis. Sa réputation n’avait pourtant guère dépassé les limites de la ville de Liège ; il fut d’autant plus affecté par le refus que les dirigeants liégeois opposèrent à son transfert vers le club français de Dunkerque. Ce n’était pas le Pérou, ni même le Real Madrid, mais Jean-Marc Bosman n’avait pas les moyens de faire la fine bouche. Le conflit s’envenima ; chacun se tint sur ses positions. Bosman fut exclu de Liège et ne put jouer à Dunkerque, ni dans aucune autre équipe. Il saisit la justice. L’affaire remonta jusqu’à la Cour de justice des Communautés européennes.

Le 15 décembre 1995, la Cour donna raison à Bosman, estimant que les règlements de l’UEFA étaient contraires à l’article 48 du traité de Rome sur la libre circulation des travailleurs dans les États membres.

Le football était dans le collimateur des institutions européennes depuis de nombreuses années. Les technocrates bruxellois, enivrés d’idéologie libérale, ne comprenaient pas que ce « marché » ne fût pas comme les autres régi par les lois de la concurrence. Ils estimaient que ce fatras baroque de contraintes et interdits, ces contrats de travail corsetés, ces indemnités de formation acquittées lors de tout transfert, ce paternalisme éhonté des présidents de clubs et des entraîneurs, et enfin, last but not least, comme on dit dans les instances européennes, ces quotas de joueurs étrangers – deux, puis trois par club –, tout cela ne correspondait ni à la théorie libérale ni à l’esprit européen, relevait d’un autre temps, désuet, dépassé, sentait le soufre des corporations, devait être éliminé, abattu, rasé, comme les murs de la Bastille. Les commissaires avaient tenté à plusieurs reprises de briser ces « barrières » à la libre circulation des joueurs (des marchandises, des capitaux, des services et des hommes, avait proclamé l’Acte unique européen), mais les fédérations nationales du foot, appuyées par leurs gouvernements respectifs, tenaient – à l’instar des milieux culturels en France – à leur « exception », leurs spécificités même les plus archaïques et les plus folkloriques. Le football ainsi articulé autour de querelles pacifiques de clochers – jusqu’au plus gros clocher qui était la patrie – donnait un jeu de qualité et passionnait des foules qui s’identifiaient au club de leur cité, de leur région, de leur nation, avec des joueurs qui leur ressemblaient, qui étaient comme eux, qui auraient pu être leurs enfants, qui avaient épousé Madame tout le monde, et gagnaient fort bien leur vie, mais pas mieux qu’un cadre supérieur de Renault ou Volkswagen.