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Depuis sa codification en Angleterre, au début du XXe siècle, le foot, inventé par des aristocrates britanniques, était très vite devenu le jeu préféré des ouvriers, sur le terrain à côté de l’usine, édifié par le patron pour le loisir de ses ouailles, pas loin de l’église. Les enfants les plus doués de la classe ouvrière devenaient professionnels. Ainsi, Raymond Kopa fut-il arraché à la mine, où il avait rejoint son père venu de Pologne. Le football était la distraction du dimanche après-midi des classes populaires, qui venaient voir jouer leurs enfants. On passa ainsi du patronage (catholique ou laïque) aux clubs professionnels, des affrontements de villes de foire aux coupes d’Europe des clubs champions, instaurées dans les années 1950, pour accompagner les débuts de « la construction européenne » sans que rien fût altéré. Le monde du football fut lui aussi balayé par le souffle de Mai 68, les joueurs réclamant – et obtenant – un peu plus de souplesse et de liberté dans la gestion de leur carrière, pour ne plus être les « esclaves » du club qui les avait découverts et formés. Mais l’ancrage à la fois populaire et national fut vaille que vaille maintenu.

Comme souvent dans l’histoire de la dérégulation européenne, selon une impeccable répartition des rôles d’une redoutable efficacité, les juges réussiraient là où les commissaires avaient échoué. L’arrêt Bosman fut célébré par les médias français comme une grande victoire de la « Liberté » ; les associations d’extrême gauche et antiraciste se réjouirent d’un recul de la xénophobie et du racisme.

Le résultat fut conforme à leurs espérances. En quelques années, le football européen devint la vitrine glaçante de la mondialisation libérale. Les transferts se multiplièrent ; les tarifs des joueurs explosèrent, atteignant des sommets vertigineux. Les clubs anglais, enhardis par les encouragements de Margaret Thatcher, poussèrent les premiers la logique libérale de l’arrêt Bosman jusqu’au bout ; les joueurs britanniques devinrent minoritaires dans les équipes du championnat anglais.

Parfois, des voix s’élevaient pour protester contre cette élimination radicale des autochtones, et la baisse corrélative du niveau de l’équipe nationale ; on les fit taire en les traitant de xénophobes et de racistes. Les classes populaires ne se reconnaissaient plus dans ces milliardaires cosmopolites parés des couleurs traditionnelles de leurs clubs séculaires ; on trouva le prétexte des violences des fameux hooligans pour les expulser des stades, en augmentant le prix des places.

Les catégories sociales les plus élevées et les femmes se substituèrent au jeune mâle blanc de la working class devenu indésirable. Les gradins des stades de football furent remplis par les happy few, invités par les grandes entreprises mondialisées, qui privatisèrent les meilleures places.

Tous les clubs européens suivirent l’exemple britannique. Les joueurs passèrent d’une équipe italienne à sa rivale espagnole, et finirent leur carrière dans un club turc ou chinois. Ils se vendirent au plus offrant, sans état d’âme. Une nouvelle division internationale du travail distingua les pays acheteurs de joueurs (Angleterre, Italie, Espagne) et les pays pauvres fournisseurs (Amérique du Sud, Afrique). La France, qui avait tout misé sur la formation des joueurs – une sorte de foot de terroir – fut prise à revers par la déferlante libérale. Ses centres de formation furent préservés, mais accueillirent de nombreux joueurs venus des pays pauvres (Afrique surtout) d’où, formés à la française, ils repartiraient vers des clubs huppés, après que leur talent eut éclaté aux yeux de tous les observateurs, lors des compétitions européennes. Certains présidents de clubs français rechignaient contre ce statut de « négriers » pour les clubs anglais ou espagnols qui les écrasaient dès qu’on accédait aux phases finales des compétitions. Ils se plaignaient non sans raison des taxes et impôts qui les empêchaient de concurrencer à armes égales les grands prédateurs européens. Mais ce discours patronal traditionnel oubliait que les clubs français, même avant l’arrêt Bosman, ne possédaient ni la richesse ni la puissance de leurs voisins européens, n’ayant jamais su drainer derrière eux les masses de supporters, les fameux « socios », qui suivaient les équipes italiennes, anglaises ou espagnoles.

La sociologie du football en sortit bouleversée : les entraîneurs devinrent des « coachs » habillés en Paul Smith ; les présidents de clubs, des nababs du pétrole ou de la finance au mieux, des mafieux au pire, parfois les deux à la fois ; les agents de joueurs, des grands frères au mieux, des fournisseurs de came et de filles au pire ; les joueurs incarnèrent le chic abouti des élites mondialisées, collectionnant mannequins et Ferrari.

Le football s’affirma, avec la finance, comme l’autre grand vainqueur de la dérégulation mondialisée des années 1990.

L’éthique sportive fut brisée ; les résultats des compétitions suivirent la courbe des investissements engagés. Le dieu du football passait du côté des gros chéquiers. Les meilleurs clubs furent les plus riches. L’heure des « petits poucets » en coupe de France, et plus encore en coupe d’Europe, était révolue. La défaite était interdite aux grosses machines ; elle leur coûtait trop cher. Le football avait cessé d’être un jeu pour devenir un spectacle. Il était parfois de très grande qualité ; mais devait avant tout être un investissement rentable.

Le football avait été conceptualisé par ses promoteurs de l’aristocratie victorienne comme l’exutoire de la violence d’une classe populaire asservie ; il s’était peu à peu civilisé en une version laïcisante du repos dominical et un moyen de promotion sociale pour ceux qui ne brillaient pas à l’école. Avec l’arrêt Bosman, le sport d’hier s’est transformé en un combat de mercenaires, de gladiateurs romains. Le public s’identifiait aux joueurs d’autrefois qui représentaient leurs couleurs comme un chevalier portait aux tournois le ruban de sa dame ou de son roi ; il admire avec déférence, mais avec une distance à la fois respectueuse et froide, les exploits de ceux d’aujourd’hui.

À chaque compétition qui engage des équipes nationales, on sent les joueurs perdus, loin de leurs références commerciales habituelles ; l’imaginaire des passions nationales n’est plus le leur, ils flottent dans des vêtements trop grands, trop vieux. C’est la ferveur populaire de chaque nation, transmise par les médias, qui les harcèle, les somme de se transformer en champions de nations auxquelles ils sont désormais étrangers, à la manière des patrons du CAC 40 ou des financiers de la City. Les dirigeants des fédérations, leurs agents, les politiques, les patrons de chaîne, qui craignent de perdre leurs électeurs, leurs affiliés, leurs clients, leurs cibles publicitaires, imposent aux joueurs qu’ils se soumettent aux volontés populaires. On les contraint à chanter (brailler ou balbutier) leurs hymnes nationaux avec ostentation, à déclarer leur foi patriotique, leur joie de se retrouver entre compatriotes.

Tout cela est de plus en plus fabriqué, affecté, factice.

Le juge européen a gagné. Le football est devenu un meilleur des mondes capitalistes possibles, composé de producteurs et de consommateurs, tous plongés dans « les eaux glacées du calcul égoïste » (Marx). Il n’est plus cet univers magique, à la fois enfantin et héroïque, qui portait les passions populaires et peuplait les rêves des enfants. Il transforme les aficionados désillusionnés en « mendiants du beau jeu », selon la belle expression de l’auteur uruguayen Eduardo Galeano. Tous les sports collectifs, jusqu’au rugby qui longtemps conserva son accent du terroir, l’ont servilement imité.