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Le football est devenu cet « opium du peuple », ce panem et circenses, dénoncé avec hauteur par les intellectuels, en particulier français, quand ce jeu ne méritait pas tant d’opprobre. Ceux-ci ont fini par avoir raison au moment même où nos élites arrogantes et méprisantes se convertissaient avec le zèle des néophytes à une foi qui n’était plus que l’ombre d’elle-même.

« L’histoire du football est un voyage triste, du plaisir au devoir. À mesure que le sport s’est transformé en industrie, il a banni la beauté qui naît de la joie de jouer pour jouer. En ce monde de fin de siècle, le football professionnel condamne ce qui est inutile, et rend inutile ce qui n’est pas rentable. Il ne permet à personne cette folie qui pousse l’homme à redevenir enfant un instant, en jouant comme un enfant joue avec un ballon de baudruche et comme un chat avec une pelote de laine 2. »

1.

Serge Barcellini, in

Les Guerres de mémoires,

Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson dir., La Découverte, 2008.

2.

Eduardo Galeano,

Le Football, ombres et lumières

, Climats, 1997.

1996

22 février 1996

De Louis XVIII à Jacques Chirac

Pour une fois, il a décidé seul, sans tergiverser ni consulter. Il a « tourné une page de notre histoire » sans se retourner ; il n’a jamais aimé « pleurer sur le lait renversé ». Depuis sa jeunesse passée dans les Aurès au cours de la guerre d’Algérie, Chirac est « fana-mili » ; l’armée, c’est son truc ; et sa professionnalisation, son dada. En supprimant le service national, il s’est octroyé une popularité facile auprès des jeunes générations, sans risquer de grandes manifestations syndicales dans la rue : l’armée n’est pas pour rien la « grande muette ». Chirac fut, une fois n’était pas coutume, soutenu par la plupart des médias et des éditorialistes. On s’interrogea un instant sur la fin d’une machine de brassage social et ethnique de la République française, au moment où le danger du « communautarisme » commençait à poindre son museau. Mais la discussion fut vite éludée ; l’immigration ne pouvait être qu’une « chance pour la France ». La conscription était devenue au fil du temps une vaste fumisterie hypocrite, où l’illusion égalitaire du creuset républicain s’était inclinée devant le piston et les relations, tandis que la « nation en armes » de jadis s’était affadie dans le confort émollient des longues périodes de paix.

La conscription était l’héritière de l’« appel aux armes » de 1792, qui avait tant effrayé les Prussiens à Valmy ; puis, codifiée par la loi Jourdan de 1798, elle avait forgé l’épée de la France, confiée au « grand maître des batailles », avant que cette épée, trop sollicitée, ne finisse par se briser. Après Waterloo, la Restauration démobilisa la Grande Armée. Pour montrer sa nouvelle vocation pacifique, le régime de Louis XVIII reprit les chemins anciens de l’armée de métier. Un grand débat parlementaire vit s’affronter les partisans de la « qualité » et ceux de la « quantité ». Le pouvoir promit que ces effectifs réduits seraient mieux équipés (Napoléon se moquait comme d’une guigne de l’intendance, bien à tort d’ailleurs : en Russie, ses soldats manquaient de vêtements et de chaussures pour affronter les grands froids ; à Leipzig, ils étaient affamés). Cette loi Gouvion-Saint-Cyr de 1818 est l’ancêtre de la réforme de 1996. La qualité contre la quantité, c’est ce qu’offrit Jacques Chirac. Le président avait pour habitude de ne pas lésiner sur les promesses qui « n’engagent que ceux qui les reçoivent ».

La querelle reprit à la fin du second Empire. Après la défaite autrichienne de Sadowa en 1866, devant la montée en puissance prussienne, Napoléon III voulut revenir à la « quantité » qui avait tant servi son cher oncle, il n’avait pas tort ; elle lui aurait peut-être évité la capitulation de Sedan ; mais il n’avait plus la force physique (il était malade) ni politique (il avait libéralisé et « parlementarisé » son régime) de l’imposer ; il y perdit son trône. Et ce furent les républicains – députés d’opposition à la Chambre impériale, ils l’avaient combattue ! – qui établirent la conscription en 1889. La « nation en armes » permit de résister et de vaincre en 1914 ; mais n’empêcha pas la déroute de 1940. L’arme nucléaire, à partir des années 1960, sembla déclasser la conscription pour la défense ultime du sol sacré de la patrie et l’« assurance contre l’imprévisible », selon la formule du général Gallois ; mais le général de Gaulle refusa, en pleine guerre froide, de la jeter aux poubelles de l’Histoire.

En 1996, Chirac ignorait qu’il mettait ses pas dans ceux de Louis XVIII ; l’aurait-il appris qu’il eût balayé cet héritage monarchique suranné d’un désinvolte et paillard : « Ça m’en touche une sans faire bouger l’autre. » François Furet avait eu raison d’annoncer que la Révolution était finie.

Les républicains opportunistes au pouvoir en 1889 avaient doublé leur texte militaire d’une loi de nationalité qui, votée le 26 juin de cette même année, imposait la nationalité française aux enfants nés en France de parents étrangers, eux-mêmes nés en France. Les républicains montraient à l’époque de la constance et de la cohérence dans leurs idées. Ce « double jus soli » répondait aux besoins des armées – qui devaient supporter la baisse drastique de la natalité française au XIXe siècle face à l’exubérance démographique allemande. Le pouvoir apaisait la fureur des jeunes ouvriers français qui ne toléraient plus que leurs collègues italiens et belges à l’usine restassent chez eux, « prendre leurs boulots et leurs femmes » pendant qu’ils remplissaient leurs devoirs militaires.

Cette liaison pourtant évidente – armée de masse et droit du sol ; armée professionnelle et droit du sang – ne fut même pas évoquée par Jacques Chirac, ni par aucun commentateur, alors même que le droit du sol – et son éventuelle suppression – avait agité les esprits depuis une dizaine d’années. Mais la droite avait renoncé à ce combat, et une fois encore s’était inclinée devant l’imperium idéologique de la gauche. On préféra envelopper l’instauration du droit du sol d’une aura quasi mythologique – « France généreuse, ouverte », etc. – pour mieux enfouir ses arrière-pensées utilitaristes et militaristes.

Au nom d’une conception erronée et dévoyée de la République – qu’auraient rejetée les ancêtres républicains –, on refusait de s’interroger rationnellement sur les intérêts de la France.

Loin des querelles de principes, le chef des armées s’était contenté de faire ce que les « managers » appellent du downsizing : trancher à la hache dans les effectifs, mais anesthésier la douleur par de grands discours enthousiasmants sur le « nouveau départ », le « redéploiement des forces à l’international », « les synergies dans le cadre de nouvelles alliances industrielles ». Le verbe chiraquien projeta « son armée ramassée », mais « aux équipements modernisés », sur tous les théâtres d’opération de la planète, où elle prouverait que « la France est toujours une grande puissance ».

La réforme de 1996 se limita à une réduction drastique du format de nos armées.

Près de vingt ans plus tard, notre force aérienne de combat a été ramenée à trois cents appareils et notre marine à moins de trente grandes unités navales dont un seul porte-avions ; nous avons perdu notre statut de marine mondiale.