Mal’akh inclina la tête pour obtenir une vue oblique du sommet de son crâne – là-haut, telle une couronne, restait un petit cercle de peau claire, non tatouée. Ce canevas soigneusement conservé était son dernier morceau de peau vierge. Il avait patiemment attendu l’heure de le remplir – et ce soir, il allait enfin le faire. Bien que Mal’akh ne possédât pas encore l’objet nécessaire pour compléter son chef-d’œuvre, le moment approchait à grands pas.
Puisant la force de son corps sculpté, il sentait déjà son pouvoir monter en lui. Il referma sa robe de chambre et s’approcha de la fenêtre pour contempler la ville mystérieuse qui s’étendait sous ses yeux.
Il est enterré quelque part...
Mais il devait se concentrer sur sa tâche immédiate. Il s’assit devant la coiffeuse, où il appliqua méticuleusement une couche de fond de teint sur son visage, son crâne et son cou, jusqu’à la disparition de ses tatouages. Il revêtit ensuite le déguisement et les accessoires qu’il avait préparés pour cette occasion. Une fois habillé, il se regarda dans le miroir. Satisfait, il passa la main sur son crâne lisse et sourit.
Le secret est là, quelque part. Et l’homme qui va m’aider à le trouver est enfin arrivé...
Il sortit de la maison, se préparant mentalement pour l’événement qui allait bientôt semer la panique au Capitole. Il n’avait reculé devant rien pour s’assurer que toutes les conditions seraient réunies ce soir.
Et maintenant, enfin, le dernier pion venait de faire son entrée sur l’échiquier.
3.
Robert Langdon était plongé dans ses notes quand le roulement des pneus de la Lincoln sur la route changea distinctement de sonorité.
Le Mémorial Bridge, déjà ?
Il posa ses papiers pour regarder les eaux calmes du Potomac qui coulait en contrebas, sa surface recouverte d’un épais brouillard. Il avait toujours pensé que cet endroit, appelé Fond Brumeux par les Amérindiens, était un drôle de lieu pour établir la capitale du pays. De tous les sites magnifiques du Nouveau Monde, c’était un marécage boueux au bord d’un fleuve que les pères fondateurs avaient choisi pour ériger la pierre angulaire de leur société utopique.
De l’autre côté du Tidal Basin, Langdon distingua la silhouette harmonieuse du Jefferson Mémorial, que certains appelaient le Panthéon des États-Unis. Droit devant se dressait le profil austère du Lincoln Mémorial, dont les lignes orthogonales rappelaient le Parthénon grec. Mais c’est en regardant plus loin encore que Langdon repéra la pièce maîtresse de la ville, la flèche qu’il avait aperçue depuis les airs. Son inspiration architecturale remontait bien plus loin que les Romains ou les Grecs.
L’obélisque égyptien de l’Amérique !
Éclairé sur toute sa hauteur, le Washington Monument s’élevait dans le ciel nocturne tel le mât d’un voilier magistral. Du point de vue oblique de Langdon, l’obélisque paraissait déséquilibré, tanguant sur le fond nuageux comme s’il flottait sur une mer déchaînée. Langdon lui-même se sentait encore un peu déséquilibré – cette visite à Washington était totalement imprévue.
Je me suis réveillé avec l’intention de passer un dimanche tranquille à la maison... et me voilà bientôt au Capitole !
À 4 h 45 ce matin-là, il avait plongé dans la piscine déserte d’Harvard, entamant la journée comme à son habitude par une cinquantaine de longueurs. Il ne possédait plus le physique de ses années d’université, quand il comptait parmi les meilleurs joueurs de water-polo du pays, mais il avait su rester mince et relativement musclé pour un homme de quarante-six ans ; la seule différence par rapport à sa jeunesse, c’était la quantité d’efforts qu’il devait fournir.
De retour chez lui vers 6 heures, il avait commencé son rituel matinal qui consistait à moudre du café de Sumatra à la main, savourant l’arôme exotique qui emplissait alors sa cuisine. Cependant, le témoin rouge qui clignotait sur son répondeur avait très vite attiré son attention.
Qui peut téléphoner dès potron-minet un dimanche ?
Il appuya sur le bouton pour écouter le message.
— Bonjour, professeur Langdon. Je suis terriblement navré de vous appeler si tôt, disait une voix polie et hésitante, avec un léger accent du Sud. Je suis Anthony Jelbart, l’assistant de Peter Solomon. Il m’a dit que vous étiez un lève-tôt... Il a essayé de vous joindre ce matin pour une question urgente. Pourriez-vous le rappeler dès que vous aurez ce message ? Vous connaissez sûrement son nouveau numéro privé, mais au cas où, c’est le 202-329-5746.
Langdon s’inquiéta pour son vieil ami. Peter était d’une courtoisie et d’un savoir-vivre irréprochables : pas du genre à téléphoner un dimanche à l’aube, à moins d’avoir un sérieux problème.
Abandonnant son café à moitié prêt, Langdon se hâta de rejoindre son bureau.
J’espère qu’il ne lui est rien arrivé.
Dès leur première rencontre à Princeton, Peter Solomon était devenu un ami, un mentor et, malgré une différence d’âge de seulement douze ans, une figure paternelle. L’université avait invité le jeune et célèbre historien-philanthrope pour donner une conférence à laquelle Langdon, étudiant de deuxième année, avait dû assister. Animé par un enthousiasme contagieux, Solomon avait exposé une vision brillante de la sémiotique et de l’Histoire archétypale. Il avait fait naître chez Langdon une passion pour les symboles qui ne l’avait jamais quitté. Or, ce n’était pas l’incroyable intelligence de Solomon qui l’avait incité à lui écrire une lettre de remerciement, mais l’humilité de son regard gris. Il n’aurait jamais imaginé que Peter Solomon, l’un des intellectuels les plus riches et fascinants des États-Unis, allait lui répondre. C’est pourtant ce qu’il avait fait. Ainsi s’était nouée une solide amitié.
Universitaire réputé aux manières discrètes, Peter appartenait à l’éminente famille Solomon, dont le nom apparaissait sur d’innombrables bâtiments et universités du pays. Comparables aux Rothschild en Europe, les Solomon avaient toujours alimenté la légende des grandes dynasties américaines. Peter avait hérité de la couronne à un très jeune âge, après la mort de son père. A cinquante-huit ans, il avait déjà occupé les postes les plus importants. Il dirigeait à présent l’Institut Smithsonian, immense fondation dédiée à la diffusion du savoir. En digne diplômé d’Harvard, Langdon taquinait parfois Peter en lui disant que la seule tache sur son brillant pedigree était son diplôme d’une université de seconde zone – Yale.
Dans son bureau, Langdon fut surpris de constater que Peter lui avait également envoyé un fax.
Peter Solomon
Secrétariat général
Institut Smithsonian
Bonjour Robert,
J’ai besoin de vous parler dès que possible.
Appelez-moi s’il vous plaît au 202-329-5746, c’est très urgent.
Peter
Langdon composa le numéro sans tarder. Il s’assit à sa table de travail en attendant que l’appel aboutisse.
— Bonjour, ici le bureau de Peter Solomon, répondit la voix familière de son assistant. Anthony à votre service...
— Bonjour, c’est Robert Langdon. Vous m’avez laissé un message tout à...
— Oui, professeur Langdon ! s’exclama l’assistant, soulagé. Merci d’avoir rappelé si vite. M. Solomon a hâte de vous parler. Donnez-moi un instant, je vais l’avertir. Puis-je vous demander de patienter ?