Lucie posa, au côté de Juliette, la nouvelle peluche — un éléphant bleu apporté par sa mère —, informa l’infirmière de son départ puis fila jusqu’à Salengro, à une centaine de mètres de l’aile pédiatrique. Le docteur Tournelle avait des nouvelles concernant Ludovic Sénéchal.
Le praticien l’accueillit dans une vaste salle d’où l’on pouvait apercevoir, derrière de larges vitres, un scanner et du matériel ultraperfectionné. Face à Lucie, sur un mur luminescent, s’étalaient des radiographies. Sur une table, de la documentation et des planches anatomiques sur l’œil, le système nerveux, le cerveau. Le docteur se frotta nerveusement le menton. Depuis qu’elle l’avait vu dans la matinée, ses cheveux s’étaient ratatinés sur son crâne, les poches sous ses yeux avaient gonflé. Il n’était plus aussi séduisant. Juste un type crevé par le travail, comme n’importe qui.
— On a passé la journée à lui faire des examens. Ludovic Sénéchal a été transféré en unité psychiatrique, à Freyrat, voilà à peine une heure.
Lucie tomba des nues.
— L’unité psychiatrique ? Comment ça ?
Tournelle ôta ses lunettes et se massa les tempes.
— Laissez-moi vous expliquer simplement… Ludovic n’est pas aveugle, au sens physiologique du terme. Comme je vous l’ai dit ce matin, l’évaluation des réflexes pupillaires et des structures oculaires n’a révélé aucune anomalie significative. En revanche, le patient présente une errance du regard et une absence de contact visuel.
— Vous avez dit psychiatrie… Alors, ce n’est pas une tumeur ?
Le docteur se tourna vers la vingtaine de radiographies représentant le cerveau de Ludovic, et en décrocha une.
— Non. Regardez, tout est propre. Pas la moindre anomalie.
Il aurait très bien pu lui montrer la cervelle d’une vache. Lucie se sentait néanmoins rassurée, Ludovic n’allait pas mourir.
— Je vous crois sur parole.
— On a aussi cherché des lésions dans les zones du cortex visuel, qui auraient pu expliquer une cécité corticale, mais on n’a rien trouvé.
— Une cécité corticale ?
Le docteur lui adressa un sourire fatigué.
— On a tendance à croire que c’est l’œil qui voit, mais il n’est qu’un outil, en définitive, un puits à lumière. Lisez ce texte, vous comprendrez.
Lucie prit le carton imprimé qu’il lui tendit :
« Ce txete est là puor mnotrer que norte cervaeu ne tardiut pas excatenmt ce que viot norte oiel. Mias que, infulencé par son aqucis, il reocnniat globaelmnet les mnots, sans se perocucper de l’odrre des letters. »
— Impressionnant…
— N’est-ce pas ? La rétine prête juste son corps, si je puis dire, pour matérialiser une image physique, comme le ferait n’importe quel écran de cinéma. Il s’agit simplement d’un objet passif, une lentille. C’est le cerveau qui interprète, à partir des acquis et du vécu, de l’environnement culturel. C’est lui qui fait de l’image ce qu’elle est : un objet significatif.
Il repositionna la radiographie au bon endroit.
— Le fait prodigieux concernant mon patient est qu’il peut éviter certains obstacles sans les voir. Une boîte, que l’on pose sur son trajet, par exemple. Une chaise, un meuble. Nous avons filmé, vous pourrez visualiser les enregistrements. C’est stupéfiant.
— Non merci. Ça ira. Il voit donc sans voir. C’est incompréhensible.
— Incompréhensible d’un point de vue médical. Mais si nous, les médecins, nous ne trouvons rien, c’est que la source est psychique.
— Vous voulez parler de quelque chose comme… la dépression, ou la schizophrénie ? Un truc dans le genre, qui l’empêcherait de voir ?
— Vous auriez été davantage sur la voie en parlant de névrose, d’angoisse, de phobie ou d’hystérie. En ce qui nous concerne, nous soupçonnons une cécité hystérique. Il s’agit d’un trouble sensoriel qui fait partie des hystéries de conversion : paralysies imaginaires, surdité, anesthésies de membres… L’un des exemples les plus connus reste le membre fantôme.
Il éteignit les lumières et invita Lucie à le suivre dans les couloirs de l’unité de neurologie. Les éclairages blafards donnaient une impression de lieu futuriste, aseptisé.
— Un psychiatre vous en parlerait mieux que moi, mais l’hystérie est un mécanisme de défense qui se met en place pour protéger le psychisme d’une agression soudaine. Elle survient brutalement suite à un élément déclencheur en rapport avec l’enfance du patient. Un élément profondément traumatisant.
— Des images particulières pourraient provoquer cela ?
— Je sais à quoi vous pensez. Ce film, qui l’aurait rendu aveugle… M. Sénéchal n’a cessé de m’en parler. Oui, cela est possible, en théorie, et vu les circonstances, je pense que la cause vient de là. La cécité étant survenue en plein milieu de la projection. Le seul hic, c’est que le patient dit ne pas avoir été choqué par les images projetées. Il a l’habitude de voir des fictions, et cet œil crevé dont il m’a parlé en début de film ne l’a pas plus remué que cela. Quant au reste, rien de traumatisant, à ce qu’il raconte. Il n’a même pas pu voir la fin du court métrage, il était déjà aveugle.
— Il n’a donc pas vu la scène du taureau ?
— Le taureau ? Non, il n’y a pas fait allusion. En revanche, il a énormément parlé de malaise, d’angoisse grandissante, au fur et à mesure. Comme si quelque chose le prenait à la gorge, l’étouffait jusqu’à le priver de la vue.
Lucie avait ressenti exactement la même chose, la sensation d’étouffer. Elle se frotta les bras. Pourtant, entre l’entaille de l’œil et l’égorgement de la bête, que n’avait pas vu Ludovic, il n’y avait rien de véritablement choquant. Juste une petite fille qui caressait des chats ou déjeunait à table.
— Possible que des images cachées aient provoqué cela ?
Le docteur marqua un silence de réflexion.
— Subliminales, vous voulez dire ? C’est une piste à explorer.
— Et… Que va-t-il se passer avec Ludovic ? Est-ce que…
Le médecin s’arrêta de marcher. On arrivait devant son bureau.
— Il devrait recouvrer la vue, progressivement. Le tout est d’essayer de comprendre l’origine du traumatisme, et de le faire ressortir. Mes confrères psychiatres savent très bien s’occuper de cela, en utilisant l’hypnose, notamment. Je vous donne toutes les coordonnées du professeur qui a pris en charge M. Sénéchal, si vous voulez. Évitez de lui rendre visite avant demain après-midi. En attendant, vous pouvez tenter d’avancer avec le film.
Lucie nota les informations et retourna auprès de sa fille, piquée au vif par cette drôle d’histoire. Le choc traumatique, les fouilles chez Ludovic, l’impression de malaise au fil du visionnage… Que cachait ce mystérieux film ? Qui cherchait à le récupérer ? Pourquoi ?
Sans bruit, elle fit sa toilette dans la ridicule salle de bains et enfila son pyjama. Immobile, elle se regarda longuement dans le miroir. Non pas elle, mais son reflet, ce rendu de lumière projeté sur les objets. Le docteur Tournelle avait raison : l’œil ne discernait qu’un ensemble de couleurs, de formes, mais le cerveau, lui, y voyait une femme de trente-sept ans, traits fatigués par un mauvais sommeil, en manque d’amour et de sexe. Il interprétait chaque pulsation lumineuse, et cherchait à se raccrocher à des épisodes vécus.