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Dès lors, Lucie songea aux différents plans rapprochés sur le visage de la gamine de la balançoire, pendant le court métrage. La pupille battante, les mouvements de l’iris. Cette sensation d’incursion, de voyeurisme, avec le cache en forme d’ovale : l’œil qui prend la lumière et observe en silence… Et, surtout, à ce globe oculaire fendu en deux, première séquence de la projection. Elle se souvenait avoir détourné la tête, preuve que son cerveau avait réagi violemment. Qu’il y avait bien eu interprétation.

Dès lors, sa vision du film changea. Le réalisateur avait peut-être inséré cette séquence initiale, très choquante, non pas par pur étalage d’horreur, mais pour signifier quelque chose : « Concentrez-vous, et suivez bien ce que j’ai à vous montrer » ou « Faites comme moi avec mon scalpel. Ouvrez l’œil… »

Ouvrez l’œil…

Au milieu de la nuit, son portable, posé au pied de son fauteuil, vibra. Lucie ne se réveilla pas, cette fois ; elle était bien trop épuisée.

Le SMS indiquait : « Claude Poignet, le restaurateur. Passez demain en fin de matinée. Ai des infos pour le moins étranges concernant votre film. »

9

Les deux légistes et l’anthropologue de l’IML rouennais avaient passé une journée complète et une nuit blanche à l’ouvrage. Aussi, les examens étaient presque terminés lorsque Sharko arriva à l’Institut médico-légal, le lendemain matin, avide de poser toutes ses questions. Plus tard, à Nanterre, il faudrait probablement se plonger dans les centaines de pages techniques qui ressortiraient de ces bâtiments, alors mieux valait être bien informé et se faire expliquer un maximum de choses.

Plus tard… Il n’était pas spécialement pressé de rentrer, même si évoluer dans ces bâtiments dédiés à la mort n’avait rien de plaisant. Trop, bien trop de souvenirs violents, de crimes sans réponse lui revenaient en mémoire. Un enfant retrouvé mort au fond de la Seine. Des prostituées égorgées dans des chambres sordides. Femmes, hommes, battus, lacérés, découpés, étranglés… Des drames qui avaient balayé son existence et l’avaient poussé à marcher aux comprimés de Zyprexa.

Et pourtant, il était là. Bel et bien là.

Avant de retrouver le légiste, il se laissa happer par le spécialiste des os et des dents, le docteur Pierre Plaisant. Le praticien était sur le point de partir pour une conférence sur les caries de Lowenthal — spécifiques aux héroïnomanes. Les deux hommes échangèrent quelques banalités avant de plonger dans le vif du sujet.

— Les os ont été assez bavards. On se la fait comment ? Simple ou compliquée ?

Plaisant était grand et mince, la trentaine. Un cerveau brillant sous un front haut et lisse comme une dragée. Derrière lui s’étalaient des radiographies des corps, embranchements d’os mangés par les rayons X.

— Peu importe. Dites-m’en suffisamment pour m’éviter de me coltiner les cinquante pages de détails techniques que Péresse va me remettre.

Le docteur amena Sharko à proximité de plans de travail gradués : table en inox, réglettes longitudinales et transversales pour la mesure des os. Quatre squelettes partiellement reconstitués reposaient sur chacune d’elle. Dans cette pièce qui ressemblait davantage à une cuisine qu’à un laboratoire, régnait une odeur de terre sèche et de produits détergents. Les dépouilles avaient été traitées au bain-marie afin de décoller les parties molles.

— Le cinquième cadavre, le mieux conservé, vous attend en salle d’autopsie avant de partir au frigo.

Il saisit un crayon, et l’introduisit dans l’épine nasale antérieure du squelette de gauche, le plus petit.

— L’extrémité du crayon touche le menton. Les zygomatiques sont en avant, la face est plate et ronde. Assurément, il s’agit d’un mongoloïde. Les quatre autres sont caucasiens.

Première bonne nouvelle, la présence d’un macchabée asiatique faciliterait les recherches dans les fichiers informatiques. Plaisant laissa le crayon dans le pif du mort, s’empara d’un crâne fendu, le posa sur les mâchoires et le poussa d’avant en arrière. Il se mit à osciller.

— Ça fait toujours ce mouvement de balancier chez les hommes. Le crâne des femmes, lui, ne bouge pas. Trop petit cerveau — il sourit —, je plaisante…

Sharko garda une face neutre, sans aucune envie de rire. Sa nuit avait été agitée par les bruits de la circulation et le bourdonnement d’une mouche impossible à écraser. Le docteur prit la mesure de sa vanne foireuse et retrouva son sérieux.

— J’ai plutôt vérifié avec les bassins, c’est plus fiable. Chez toutes les ethnies, l’os qui débute à la crête du pubis est davantage surélevé chez les femmes. Tous nos sujets sont de sexe masculin.

— Quel âge ?

— J’allais y venir. Vu qu’ils n’avaient plus de dents, je me suis basé sur l’union des sutures crâniennes, les dégénérescences arthrosiques des vertèbres, et surtout, le bord sternal de la quatrième côte. Il…

Sharko hocha soudain le menton vers la cafetière.

— Vous m’en servez un ? Je n’ai pas déjeuné ce matin et avec ces odeurs, ça me colle la nausée.

Coupé dans son élan, Plaisant marqua quelques secondes de surprise, avant de se diriger dans le coin du laboratoire. Il parla le dos tourné :

— On a de la chance pour nos sujets. Plus ils sont jeunes, plus les marges d’estimation se réduisent. Après trente ans, ça devient plus difficile. Pour l’âge, on se base sur la phase symphysaire du pubis. Chez le jeune adulte, cette partie est très rugueuse, avec des crêtes et de profonds sillons. Puis les…

— Quel âge ?

Le café passait, la cafetière ronronnait. Plaisant revint près de ses squelettes.

— Nos hommes ont tous entre vingt-deux et vingt-six ans, âge au moment du décès. Pour ce qui est de leur taille et d’autres détails anthropométriques, vous verrez dans le rapport.

Le commissaire Sharko s’adossa au mur. Des individus jeunes, tous de sexe masculin. Cela était peut-être un critère important, de choix, pour le tueur. Était-il de leur génération ? Les côtoyait-il ? Dans quel lieu ? À l’université, dans un club de sport ? Le flic pointa le doigt vers un demi-crâne qui laissait apparaître, vers l’occiput, un trou cerné de petites fractures.

— Tués par balle ?

L’anthropologue s’empara d’une aiguille à tricoter.

— Tués ou blessés, même si pour ces quatre-ci, c’est plutôt l’option de la mort qui prime. Le cinquième était probablement juste blessé à l’épaule, vous verrez avec le docteur Busnel.

Avec son aiguille, il désigna la colonne vertébrale de l’Asiatique.

— Celui-ci a été touché dans le dos. Il a la quatrième vertèbre éclatée par l’arrière. Ces deux-là ont vraisemblablement été touchés et tués de face. Certaines côtes sont fragmentées, probable que la balle ait ricoché avant de frapper un organe vital. Mon collègue de la radiographie va les passer au scan, pour une reconstruction 3D et essayer de reproduire les points d’entrée et de sortie des projectiles. Mais ça ne sera pas évident, vu leur état. Quant au dernier… Tué en pleine tête. Le projectile n’est même pas ressorti par la face avant.

Il versa le café dans deux tasses et en tendit une à Sharko, qui fixait les corps sans bouger. Il n’y avait aucune cohérence dans la façon dont ces hommes avaient été éliminés. De dos, de face, en pleine tête. Pas de rituel, la tuerie ressemblait davantage à quelque chose de désorganisé alors que la dissimulation, la déshumanisation des corps, elle, prouvait une grande maîtrise. De quoi pouvait-il s’agir ? Une exécution ? Un règlement de compte ? Le résultat d’un affrontement ?