Le légiste pointa l’épaule gauche.
— Voici l’endroit où il a reçu le projectile. Il est ressorti par l’arrière du deltoïde. A priori, il n’est pas à l’origine de la mort. Je dis a priori, parce que vu l’état de dégradation, je n’ai aucun moyen de la définir précisément, la mort.
Busnel indiqua à présent toute la partie décharnée sur les bras, les poignets, le torse.
— Ces zones ont été écorchées.
— Avec quel instrument ?
Le docteur s’orienta vers une table et souleva un flacon fermé. Sharko plissa les yeux.
— Des ongles ?
— Oui, ils étaient fichés dans sa chair. Les analyses confirmeront, mais je crois même qu’il s’agit de ses propres ongles. Ongles du pouce, de l’index et du majeur de la main droite.
— Il s’est labouré lui-même avant de mourir, le coco.
— Oui. Si fort et violemment que c’en est même incompréhensible. La douleur devait être abominable.
De plus en plus, le flic avait l’impression de nager en eaux troubles. Ces découvertes étaient plus gratinées qu’il le pensait.
— Et… et pour les autres corps ?
— Plus difficile à dire, vu leur état. J’estime qu’ils ont été aussi écorchés sur certains endroits comme les épaules, les mollets, le dos. Mais pas avec des ongles. Les marques sont nettes, régulières, et surtout profondes. Comme celles faites avec un couteau ou un outil tranchant. Technique classique chez le retors qui cherche à faire disparaître des tatouages.
Il désigna les ongles à nouveau.
— On peut contraindre n’importe qui à se mutiler en lui collant un flingue sur la tempe. Le tout est de savoir pourquoi.
— Je pourrai avoir les photos ?
— Elles sont jointes au dossier. Ce n’est pas joli, joli, croyez-moi.
— J’ai toujours cru les légistes.
Le médecin hocha le menton vers une tablette, sur laquelle reposait un petit sachet transparent.
— Il y a cela, aussi. Un infime morceau de plastique vert, trouvé sous sa peau, entre sa clavicule et son cou.
Sharko s’approcha de la tablette.
— Une idée de ce que c’est ?
— C’est cylindrique, percé en son milieu. Il s’agit sûrement d’un reste de gaine de cathéter sous-cutanée qu’on utilise en chirurgie.
— Dans quel but ?
— Je vais voir plus précisément avec un chir. Mais selon mes bons souvenirs, il y a un tas de possibilités. Ce peut être une chambre implantable, utilisée pour déverser des produits de chimiothérapie, par exemple. Mais on s’en sert aussi en cathéter central, pour éviter d’avoir à piquer le patient à maintes reprises. Les analyses toxicos et des cellules devraient être bavardes. Souffrait-il d’une maladie ? D’un cancer ?
— Autre chose ?
— Pas en ce qui me concerne. Le reste, c’est du technique médico-légal, pas très important pour vous. Pour la suite, j’ai fait des prélèvements dans le psoas pour l’ADN de chaque sujet. Comme on leur avait rasé le crâne, les poils pubiens sont partis chez les gars de la toxico. À eux de bosser maintenant. En espérant que cela nous mènera à une identification, sinon cette affaire risque d’être interminable et extrêmement compliquée.
— Elle l’est déjà, vous ne croyez pas ?
Le légiste commença à ôter son surpyjama maculé. Sharko se frotta les lèvres, l’œil au sol.
— Même du temps où j’écumais les morgues, je n’ai jamais pensé à acheter des chaussures comme les vôtres, en caoutchouc. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de paires de mocassins que j’ai bousillées. L’odeur des morts était comme… incrustée dans le cuir. Ce genre de chaussures, ça se vend où ?
Le spécialiste fixa son interlocuteur puis retourna au fond de la salle ranger ses derniers outils, arborant un pâle sourire.
— Allez à Leroy Merlin, rayon jardinerie, vous devriez en trouver. Et à présent, bon vent, commissaire. Je vais aller me coucher, si vous le permettez.
Une fois dehors, Sharko respira un bon coup d’air pur en regardant sa montre. Presque 11 heures… La plupart des rapports ne tomberaient pas avant la fin de la journée. Il observa le ciel sans nuages et renifla ses vêtements. À peine deux heures là-dedans, et ils étaient imprégnés. Le flic parisien décida de rentrer à l’hôtel pour se changer, avant de se rendre au SRPJ, histoire de prendre la température et d’interroger les dossiers informatisés. Il en profiterait pour buter cette fichue mouche qui lui avait échappé toute la nuit.
Et puis, si rien n’avançait concrètement d’ici quarante-huit heures, il plierait bagages pour tout traiter à Nanterre. Ses trains miniatures lui manquaient déjà terriblement.
10
Le restaurateur de films Claude Poignet habitait rue Gambetta, maelström de commerces hétéroclites et de boutiques colorées. D’un côté, la voie ouvrait sur Wazemmes, son marché couvert, son brassage d’ethnies, et, de l’autre, on fonçait vers les quartiers étudiants, bordant les rues Solférino et Vauban. Dans sa petite maison, étouffée entre un restaurant chinois et un débit de tabac, le septuagénaire ne payait pas de mine. Lunettes à monture marron et à double foyer, vieux pull en laine bordeaux avec col en V, chemise à carreaux mal repassée. Était-il vraiment restaurateur de films anciens, ou ancien restaurateur de films ?
— Je dirais ancien restaurateur de films anciens. J’ai arrêté voilà une dizaine d’années, à cause de mes yeux. La lumière n’y passe plus aussi bien qu’avant. Et le cinéma, c’est avant tout la lumière, vous savez ? Pas de lumière, pas de cinéma.
Lucie avançait dans une de ces vieilles maisons du Nord, aux carrelages du salon collés avec du ciment, aux murs hauts et à la tuyauterie visible. Une bouilloire chauffait sous le gaz et dégageait une âcre odeur de café. Quand Claude remplit les deux tasses, Lucie crut qu’il versait du charbon liquide. Elle qui buvait d’ordinaire son jus sans sucre, y plongea d’emblée deux morceaux.
— Alors ? Avez-vous pu autopsier le court métrage ?
Poignet sourit. Ses dents étaient à l’image du décor : du cent pour cent rustique. Néanmoins, il portait encore, derrière ses rides, les traits d’un homme qui avait dû avoir un charme fou, à la Redford.
— C’est vraiment un terme de policier, ça, « autopsier ». Comment une belle jeune femme comme vous en vient-elle à traquer les criminels ?
— Probablement une histoire de frissons. Vous, c’est face à vos bobines et moi, face à la rue. On cherche tous les deux à réparer ce qui ne va pas, en définitive.
Elle s’efforça d’engloutir son breuvage. Vraiment infect, même avec tout le sucre du monde. Un chat angora vint ronronner entre ses jambes, elle le caressa tendrement.
— Vous vous connaissez depuis longtemps, avec Ludovic ?
— Son père et moi avions fait l’armée ensemble. À Ludovic, j’avais offert, voilà plus de vingt ans, son premier projecteur, un 9,5 mm de chez Pathé dont je me débarrassais, faute de place. Déjà à l’époque, il organisait des séances de projection sur les murs de la maison de son père. C’est moche, ce qui lui arrive. Sa mère est décédée d’une maladie, il n’avait pas neuf ans. C’est un bon garçon, vous savez ?
— Je le sais, et c’est pour l’aider que je suis ici. Vous me parlez du film ?
— Allons-y.
Ils montèrent des marches étroites, craquantes, qui démontraient clairement l’âge antique de la maison. Des portraits ornaient les murs, par dizaines. Non pas ceux de stars de cinéma, mais d’une femme anonyme, dont le visage finement maquillé attrapait magnifiquement la lumière. Sûrement les traces d’une obsession, d’un amour envolé trop tôt. Une fois à l’étage, ils longèrent un hall au plancher usé, plongé dans la pénombre.