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Claude Poignet tourna sa manivelle, jusqu’à présenter sous la loupe l’image d’une femme complètement nue. Poitrine généreuse, position provocante, c’était l’actrice hautaine du début du film, celle qui se faisait crever l’œil. Elle se tenait dans un décor sombre, peu contrasté. Sur cette image fixe, des dizaines de mains surgissaient par l’arrière pour explorer ses formes et son sexe. On ne distinguait pas les acteurs, ils devaient être vêtus intégralement de noir, comme les complices sur la scène d’un magicien. Le restaurateur décala alors la pellicule d’une image en actionnant sa manivelle. On revenait illico sur la fillette, installée sur sa balançoire. Son visage s’était substitué au centimètre près à celui de la femme.

— La vingt-cinquième image, comme on dit, même si, ici, il s’agirait plutôt de la cinquante et unième image. Ce film en est truffé. Il date de 1955, alors que le procédé subliminal a été officiellement utilisé par James Vicary, un publiciste américain, en 1957. C’est assez bluffant, je dois dire.

Lucie connaissait le principe des images subliminales. Elles apparaissaient de manière tellement brève que l’œil n’avait pas le temps de les percevoir, tandis que le cerveau, lui, les avait « vues ». La flic se rappela que François Mitterrand avait utilisé cette technique en 1988. Le visage du candidat à la présidence était apparu dans le générique du journal d’Antenne 2, mais pas suffisamment longtemps pour que le spectateur puisse le percevoir de manière consciente.

— Le créateur de ce film est donc un précurseur ?

— Quelqu’un d’extrêmement doué en tout cas. Le grand Georges Méliès avait tout inventé en termes d’effets spéciaux, de manipulation de pellicule, mais pas le subliminal. Et n’oublions pas que nous sommes dans les années cinquante, que les connaissances sur le cerveau et l’impact des images sur l’esprit sont encore relativement archaïques. L’un de mes amis travaille dans le neuromarketing, je vais vous donner son adresse. D’ailleurs, je lui ferai visionner le film également, si cela ne vous dérange pas. Avec ses machines ultra-perfectionnées, il pourra peut-être y découvrir des choses intéressantes que mes yeux auraient manquées.

— Au contraire, n’hésitez pas.

Il fouilla dans une corbeille remplie de cartes de visite.

— Tenez, sa carte, au cas où. Il vous parlera du subliminal mieux que moi. Le cerveau, les images, leur impact sur l’esprit. Vous vous rendrez compte à quel point, aujourd’hui, on nous manipule sans que nous nous en apercevions. Vous avez des enfants ?

Les traits de Lucie s’adoucirent.

— Oui. Des jumelles, Clara et Juliette. Elles ont huit ans.

— Et vous leur avez probablement déjà montré Bernard et Bianca.

— Comme toutes les mères.

— Il y a dans le dessin animé l’image subliminale d’une femme nue cachée dans une fenêtre, à un moment donné. Un petit délire personnel du dessinateur, certainement, qui n’a, rassurez-vous, aucune conséquence sur l’esprit de vos enfants, l’image est trop minuscule ! Toujours est-il que personne n’a rien vu, pendant toutes les années d’exploitation du dessin animé.

La conversation tournait au poisseux. Lucie fixa l’image de la starlette dénudée. Provocante, ouverte. Un pur scandale pour l’époque.

— Comment notre réalisateur s’y est-il pris pour insérer des images subliminales dans son film ?

— Avez-vous déjà fait du découpage et du collage à l’école ? C’est pareil ici. Il a d’abord filmé les scènes de cette actrice nue sur une autre pellicule. Ensuite, il a découpé les images de la pellicule A qui l’intéressaient, pour les insérer dans la pellicule B, en coupant et recollant, là aussi. Quand tout cela est terminé, on duplique la bande, et on obtient ce que vous avez sous les yeux. Des tas de réalisateurs célèbres ont utilisé ce procédé pour renforcer l’impact de leurs séquences. Hitchcock dans Psychose, Fincher dans Fight Club, et beaucoup de créateurs de films d’horreur. Mais c’était bien plus tard. À l’époque, absolument personne ne pouvait se douter de la présence de ces images.

— Et concernant les autres images subliminales dans ce film ? À quoi ressemblent-elles ?

— À des images lubriques, pornographiques, dégoulinantes de moiteur et de sexe. Il y a aussi des scènes d’amour écœurantes et osées, avec des hommes masqués. Puis, au final, on tombe sur des scènes de meurtres.

— De meurtres ?

Lucie sentit une brusque tension dans ses muscles. Elle avait déjà entendu parler des snuff movies. Des meurtres fixés sur pellicule, des cassettes circulant de main en main dans des circuits parallèles, souterrains. Était-il possible qu’elle se trouve face à l’un d’eux ? Un snuff movie, vieux de plus d’un demi-siècle ?

Claude tourna sa manivelle lentement. Des compteurs temporels s’incrémentaient. Le restaurateur stoppait sur chaque image cachée. Certaines scènes de nu étaient particulièrement osées, peu ragoûtantes, limite morbides. Nul doute qu’à l’époque où une femme pouvait à peine se mettre en maillot de bain, cela aurait scandalisé.

— Les séquences sanglantes apparaissent plutôt vers la fin. La scène entre la gamine et le taureau en regorge. Excusez-moi, j’en ai pour quelques secondes à tourner cette manivelle, mon rembobineur automatique est cassé. Ce film fait quand même treize minutes, soit plus de cent mètres de pelloche. Dites-moi, avec Ludovic, vous vous fréquentiez ? Il a toujours été attiré par les femmes de votre genre.

— Mon genre ? C’est-à-dire ?

— Une petite Jodie Foster.

Lucie partit d’un rire sincère.

— Je suppose que c’est un compliment.

— C’en est un.

— Euh… Concernant la séquence du taureau qui s’arrête net devant la fillette, comment ont-ils fait ? Un trucage ?

Lucie croisa ses mains dans son dos. C’était très curieux, mais peu de films lui avaient laissé une empreinte aussi forte. Elle se sentait capable de décrire chaque scène du court métrage avec précision, comme si elles étaient imprimées dans sa matière grise.

— Probablement. Mais la bête est vraiment égorgée à un moment donné. Quant à la môme face au taureau… Il faut que j’analyse les images en détail. Peut-être a-t-il filmé d’abord le taureau seul, rembobiné la pellicule sans l’exposer à la lumière puis filmé la gamine seule, jouant avec les surimpressions. Mais cela me paraît extrêmement compliqué et surtout, il faut avouer que c’est vachement bien fichu pour une époque où les ordinateurs n’existaient pas et où le matériel était somme toute assez rudimentaire.

— Et les pupilles dilatées de la gamine, vous avez remarqué ? Pourrait-on l’avoir droguée ?

— On ne drogue pas les actrices. Des produits pour le cinéma et les effets spéciaux font très bien cela. Ils existaient même dans les années cinquante.

Il ralentit la cadence de défilement. Lucie voyait les images se succéder sur l’écran, le mouvement naître et varier suivant la vitesse de rotation. On arriva sur l’image du pâturage, cerné de son enclos. Claude débobina lentement, jusqu’à s’arrêter sur une image choc. De l’herbe, l’actrice nue, couchée au sol avec candeur, les cheveux étalés tels des serpents de la Bible. Une entaille circulaire, noirâtre, lui trouait le ventre comme un puits. Lucie porta la main à la bouche.

— Mince !

— Comme vous dites.

Claude se décala, s’empara de la bande et l’exposa à la lumière du néon.

— Regardez… C’est très bien fichu, parce que, à l’identique des clichés pornographiques, l’image subliminale est dans le même ton que les autres images. Mêmes couleurs dominantes, mêmes contrastes, même luminosité. Le pâturage est différent, mais c’est peu flagrant. Quand le film défile à vitesse normale, il n’y a aucune rupture de couleur et donc, on n’y voit strictement rien. En revanche, le cerveau, lui, en prend plein le buffet.