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Lucie approcha son nez au plus près de la pellicule. Dire que ces images avaient traversé son œil sans qu’elle le remarque. Un mètre plus loin, sur le ruban translucide, elle aperçut encore la femme dans cette position de mort. Puis encore, au fur et à mesure que Claude faisait circuler la bande entre ses doigts.

— À chaque apparition de l’actrice, toutes les deux cents images environ, il y a une entaille supplémentaire, qui part de ce cercle noir sur son ventre. Comme dans une continuité temporelle. Tout cela pour former…

Il se remit à tourner sa manivelle, se cala sur la scène incroyable où le taureau se tenait face à face avec la gamine. Image suivante, totalement différente.

— … un œil.

Lucie avait du mal à saisir sur quoi elle avait mis la main. Progressivement, on avait lacéré la femme de toutes parts à partir du nombril, comme un soleil d’entailles. Plaies ouvertes sur son corps blanc figé dans l’herbe grasse. À l’évidence, les fentes formaient une pupille avec son iris. Un œil caché, malfaisant, qui vous observait, vous transperçait, vous donnait envie de détourner la tête. De ne plus voir. Lucie avait l’impression de se trouver face à des photos de scène de crime : une victime confrontée à un assassin retors, sadique.

— Il ne peut pas s’agir d’un trucage, affirma-t-elle. C’est si… réel.

Claude retira ses lunettes et les essuya avec une peau de chamois. Sans ses verres grossissants, il retrouvait un visage équilibré, aux traits fins malgré les profondes rides.

— C’est le principe même des trucages bien faits. Je ne doute pas que ce soit le cas ici.

Le noir et blanc amplifiait la violence du cliché, il dissociait le corps mutilé de son environnement. Lucie n’en revenait toujours pas :

— Comment en être aussi certain ?

— Parce qu’il s’agit de cinéma, jeune demoiselle, pas de réalité. Le septième art est celui de la magie, de l’illusion, du trompe-l’œil. Cette femme pourrait très bien être un mannequin. Sous des doigts habiles, du maquillage et quelques effets de mise en scène feraient également l’affaire. Rien n’est réel. Chose certaine, notre réalisateur semble obsédé par l’œil et l’incidence des images sur l’esprit. Un précurseur, comme vous disiez, quand on voit aujourd’hui à quel point l’image habite notre vie et l’abreuve de violence. Nos enfants affrontent plus de trois cent mille images par jour, vous rendez-vous seulement compte ? Et savez-vous combien d’entre elles sont liées à la violence, à la mort, aux guerres ?

Les yeux de celle que Lucie appelait intérieurement la victime partaient vers le ciel, vides de toute forme de vie. Un peu secouée, la flic revint vers le visage de Claude.

— Vous croyez que ce film est passé en salle ?

— Je ne crois pas. L’allure des perforations, surtout celles situées en début de bobine, est impeccable. Cette copie-ci, tout au moins, n’a jamais été exploitée à grande échelle.

— Pourquoi le subliminal, dans ce cas ? Pourquoi toute cette mise en scène ?

— Des projections privées ? Un film que ce réalisateur montrait à d’autres yeux que les siens, qui sait ? Un fantasme personnel ? Vous savez, le subliminal possède une force extraordinaire. C’est un flux direct entre l’image et l’inconscient, qui n’est bloqué par aucune censure. On prend cette image, et on vous la colle dans le cerveau, cash. Un moyen idéal pour transporter la violence, le sexe, la perversité par voies détournées. De nos jours, ça se fait sur Internet, dans l’image et aussi le sonore. Des groupes qui font passer des messages subliminaux dans les paroles de leurs chansons, par exemple. Notre réalisateur se complaisait peut-être dans ce genre de délire ? Quand je pense que c’était en 1955… Balèze, le type… ça impose le respect.

Claude éteignit l’écran. Lucie ne quittait plus la bobine des yeux. Des milliers d’images qui se succédaient, imprimant la mort ou la vie. Elle songea à une rivière scintillante, magnifique, qui brassait dans ses fonds des parasites invisibles, dangereux.

— C’est tout ce qu’on peut tirer du film ?

Claude marqua une hésitation.

— Non. Je pense qu’il véhicule autre chose. Déjà, pourquoi 50 images par seconde ? Et que signifie ce cercle blanc, en haut à droite ? Il est présent sur toutes les images. Et puis…

Il secoua la tête, les lèvres pincées.

— … Il y a ces brumes, ces zones de l’écran très foncées, cette grisaille omniprésente, cette espèce de cache sur l’objectif. Le cinéaste semble jouer avec les contrastes, la lumière, le non-dit. J’ai ressenti une angoisse identique à la vôtre en visualisant ce film. Les images pornos ou celles de cette femme torturée ne sont pas suffisantes pour créer un si puissant malaise. Et puis, n’oublions pas que Ludovic se retrouve en hôpital psychiatrique à cause de cette pellicule. J’ai dû passer à côté de quelque chose. Il faudrait que je réexamine tout avec précision. Chaque image, chaque partie d’image. Mais ça prendrait des jours…

Lucie ne parvenait plus à se défaire de la vision de cette femme estropiée. Un gros œil noir comme une plaie sur son ventre. Elle tenait peut-être la preuve d’un meurtre. Même si l’affaire remontait à plus de cinquante ans, elle voulait en avoir le cœur net. Comprendre, tout au moins.

— Comment peut-on retrouver cette femme ?

Claude ne parut pas surpris par la question. À manipuler des films pour la plupart perdus ou anonymes, il devait avoir l’habitude de ce type de requêtes.

— Je pense qu’il faut chercher en France. Elle porte un tailleur Chanel, celui de 1954, soit un an avant le développement sur pellicule. Ma mère avait le même…

Tourné en France, développé au Canada ? Ou alors, « l’actrice », s’il s’agissait réellement d’une actrice, s’était peut-être déplacée là-bas ? Pourquoi ? Comment l’avait-on convaincue de jouer dans ce court métrage de malade ? Nouvelle étrangeté à l’édifice, en tout cas.

— … Poitrine généreuse, hanches en poire, on est en pleine période Bardot, où les cinéastes osent enfin montrer la femme. Son visage ne me dit strictement rien, mais je peux contacter un historien du cinéma des années cinquante. Il est en relation avec tous les centres d’archives et cinématographiques du pays. Le milieu du porno ou de l’érotique était très fermé et censuré à l’époque, mais il existait un circuit tout de même. Si cette femme a un jour été actrice et joué dans d’autres films, mon ami la retrouvera.

— Vous pourrez me sortir des photocopies des images subliminales à partir de la bobine ?

— J’ai même mieux à vous proposer, je vais vous numériser le film. Mon scanner à 16 mm est capable d’engloutir deux mille images à l’heure en basse résolution. Ne vous inquiétez pas, ce sera d’excellente qualité tout de même tant qu’on n’agrandit pas sur un écran de cinéma. Quand j’aurai terminé, je le mettrai sur un serveur, et vous le téléchargerez depuis chez vous.

Lucie remercia son interlocuteur chaleureusement, elle déposa sa carte de visite professionnelle dans le petit panier.

— Rappelez-moi dès que vous avez du nouveau.

Claude acquiesça et lui serra la main entre les deux siennes.

— C’est pour Ludovic que je fais cela. Grâce à ses parents, j’ai connu mon épouse. Elle s’appelait Marilyn, comme l’autre… — il soupira, un souffle chargé de nostalgie — j’ai vraiment envie de savoir pourquoi ce fichu film l’a rendu aveugle.