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Une fois dehors, Lucie jeta un œil sur sa montre. Presque midi… Son entretien avec Claude Poignet lui avait collé la nausée. Elle pensait à ces images subliminales, entrées en elle contre son gré. Elle les sentait vibrer quelque part dans son organisme, sans savoir précisément où. La scène de l’œil tranché l’avait heurtée, mais au moins, elle en avait été consciente, alors que le reste… Juste des cochonneries de pervers qu’on lui avait enfoncées dans la tête, sans lutte possible.

Qui avait visionné ce truc de fous ? Pourquoi avait-il été fabriqué ? Comme Claude Poignet, elle pressentait que ce ruban maudit dissimulait encore de sinistres secrets.

La tête pleine de questions, elle alla retrouver sa voiture au parking de la République. Dans l’habitacle, avant de mettre le contact, elle sortit l’annonce du fils Szpilman que lui avait laissée Ludovic. « Vends collection de films anciens 16 mm, 35 mm, muets et parlants. Tous genres, courts, longs métrages, années trente et au-delà. Plus de 800 bobines, dont 500 films d’espionnage. Faire offre sur place… » Le fils était peut-être au courant de quelque chose, cela valait le coup de faire un saut jusqu’à Liège. Mais avant, elle allait se rendre à l’hôpital pour déjeuner avec sa mère et Juliette. Enfin, déjeuner… Il ne fallait pas être difficile.

Sa petite fille lui manquait déjà terriblement.

11

Hors de lui, Sharko ouvrit les portes des toilettes du SRPJ de Rouen les unes après les autres, afin de s’assurer que personne ne traînait là. La sueur lui collait aux tempes, un soleil maudit cognait à travers les vitres. C’était abominable. Il se tourna brusquement, les yeux pleins de sel et de colère.

— Tu me fous la paix, Eugénie, d’accord ? Je te ramènerai ta sauce cocktail, mais pas maintenant ! Je bosse, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué.

Eugénie se tenait assise sur le rebord du lavabo. Elle portait une petite robe bleue, des chaussures rouges à boucles, et avait attaché ses longs cheveux blonds à l’aide d’un élastique. Elle prenait un malin plaisir à enrouler une mèche autour de ses doigts. Elle ne suait pas une goutte.

— J’aime pas quand tu fais ces choses-là, mon Franck. J’ai la frousse des squelettes et des morts. Éloïse, elle aussi, avait peur, alors pourquoi tu recommences et me fais subir ça, à moi ? T’étais bien dans ton bureau, non ? Maintenant, je veux plus m’en aller seule. Je veux être avec toi.

Sharko allait, venait, comme une bouilloire en surpression. Il courut jusqu’au lavabo et enfonça la tête sous l’eau glaciale. Quand il se redressa, Eugénie était toujours là. Il la repoussa du bras, mais elle ne bougea pas.

— Arrête de parler d’Éloïse. Tire-toi. T’aurais dû partir avec le traitement, t’aurais dû disp…

— Alors on rentre à Paris, tout de suite. Je veux jouer aux trains. Si t’es méchant avec moi, si tu vas encore voir des squelettes, ça va mal se passer. Ce grand nigaud de Willy peut plus venir t’embêter, mais moi, je peux encore. Et quand je veux.

Pire qu’un pot de glu. Le commissaire se prit la tête dans les mains. Puis il sortit brusquement des toilettes et claqua la porte derrière lui. Il bifurqua dans un couloir. Eugénie se retrouva assise en tailleur face à lui, sur le linoléum. Sharko la contourna en l’ignorant et se rendit dans le bureau de Georges Péresse. Le patron de la crim jonglait entre son téléphone fixe et son portable. De la paperasse s’était accumulée devant lui. Il planta sa paume devant le haut-parleur et hocha le menton vers Sharko :

— Qu’y a-t-il ?

— Interpol, vous avez des nouvelles ?

— Oui, oui. Le formulaire est parti au BCN[2] hier soir.

Péresse retourna à sa conversation. Sharko resta dans l’embrasure.

— Je peux le voir, ce formulaire ?

— Commissaire, s’il vous plaît… Je suis occupé.

Sharko acquiesça et regagna son poste, un petit espace qu’on lui avait alloué, dans un open space où s’activaient cinq ou six fonctionnaires de police. C’était juillet, le ciel bleu, les congés. Malgré l’importance des affaires en cours, le service tournait au ralenti.

Le flic s’assit sur sa chaise. Eugénie l’avait mis sur les nerfs, il n’était pas parvenu à la canaliser comme dans son bureau, à Paris. Elle revenait la besace chargée de vieux souvenirs, d’obsessions, pour les déverser dans sa tête. Elle savait parfaitement où appuyer pour le blesser en profondeur. En définitive, elle le sanctionnait dès qu’il redevenait un peu trop flic.

Il se replongea dans ses dossiers, un stylo entre les doigts, tandis que la fillette jouait avec un coupe-papier. Elle ne cessait de faire du bruit, et Sharko savait qu’il était inutile de se boucher les oreilles : elle était en lui, quelque part sous son crâne, et ne ficherait le camp que lorsqu’elle le déciderait.

Le flic fit tout, évidemment, pour que personne ne remarque rien. Il devait paraître normal, lucide. C’est de cette manière qu’il avait pu garder son cul bien au chaud dans les bureaux de Nanterre. Lorsque Eugénie déguerpit enfin, il put examiner ses notes. Côté médico-légal et toxicologie, on avait bien avancé. Des analyses plus poussées des os, au scanner notamment, avaient montré, sur quatre des cinq squelettes, des fractures anciennes — poignets, côtes, coudes… — avec consolidation, ce qui signifiait qu’elles avaient moins de deux ans, et antérieures à la mort, car colorées. Ces hommes anonymes n’étaient donc pas du genre à glander derrière un bureau. Les fractures pouvaient provenir de chutes en rapport avec leur métier, un sport particulier comme le rugby, ou des bagarres. Plus tôt dans la journée, Sharko avait demandé qu’on tente des recoupements avec les différents hôpitaux et clubs de sport de la région. Les recherches étaient en cours.

À défaut de cheveux, l’analyse toxicologique des poils pubiens avait été extrêmement bavarde. Trois des cinq individus — et l’Asiatique en faisait partie — avaient été des consommateurs de cocaïne et de Subutex, un substitut de l’héroïne. L’examen segmentaire du poil, par découpage en morceaux avait montré que pour les trois, l’absorption de produits stupéfiants avait d’abord fortement diminué, jusqu’à finalement disparaître les dernières semaines avant leur décès. Le broyage des pupes d’insectes n’avait rien révélé. Si les hommes s’étaient drogués dans leurs dernières heures, on en aurait retrouvé des traces dans la kératine des coquilles d’insectes. De ce fait, le commissaire avait noté de vérifier les sorties auprès des centres de désintoxication et des prisons, car le Subutex était une drogue courante derrière les barreaux. Peut-être avait-on affaire à d’anciens taulards, des dealers ou des types impliqués dans une histoire liée au trafic de drogue. Il ne fallait négliger aucune piste.

Dernier point, le petit conduit de plastique trouvé au niveau de la clavicule, sur le cadavre le mieux conservé. Les analyses n’avaient pas révélé la présence de produits liés à une chimiothérapie. Outre les hypothèses faites par le légiste, le rapport notifiait que cette gaine aurait pu également servir à relier de fines électrodes implantées dans le cerveau à un stimulateur glissé sous la peau. On appelait cette technique la stimulation cérébrale profonde et on l’utilisait pour soigner les dépressions graves, limiter les tremblements de la maladie de Parkinson ou encore supprimer les TOC. C’était là un point remarquable, puisque l’assassin semblait s’intéresser au cerveau de ses victimes.

— Qu’est-ce que tu écris ?

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2

Bureau central national.