Rejoindre Liège, dans une vieille bagnole sans climatisation, par les autoroutes tape-cul de la Belgique, relevait de l’exploit, mais elle y parvint en un seul morceau. Luc Szpilman lui ouvrit la porte. Un ignoble piercing lui traversait la lèvre inférieure.
— C’est vous que j’ai eue au téléphone ?
Lucie acquiesça et lui montra sa carte tricolore. Elle avait justifié sa visite en exposant un semblant de vérité : l’un des films embarqués par Ludovic Sénéchal intriguait la police, de par la nature de ses images violentes.
— En effet. Je peux entrer ?
Il la sonda de son petit œil porcin. On aurait dit que ses cheveux avaient explosé sur sa tête, à la Tokyo Hotel.
— Allez-y. Mais ne me dites surtout pas que mon père était impliqué dans un trafic quelconque.
— Non, non. Ne vous inquiétez pas.
Ils s’installèrent dans le vaste séjour, auquel on accédait par une série de marches qui plongeaient la pièce sous le niveau du sol. Un toit de verre ouvrait sur le ciel limpide, d’un bleu profond. Lucie songea à une espèce de vivarium géant. Luc Szpilman se décapsula une bière, son interlocutrice opta pour un verre d’eau. Quelque part dans la maison, on jouait d’un instrument de musique. Les notes dansaient, légères et envoûtantes.
— De la clarinette. C’est ma copine.
Surprenant. Lucie l’aurait plutôt vu avec une compagne pratiquant la guitare électrique ou la batterie. Elle décida de ne pas perdre de temps et de cadrer la rencontre.
— Vous habitiez encore avec votre père ?
— Ça m’arrivait. Tous les deux, on ne se parlait plus vraiment, mais il n’a jamais eu le courage de me foutre dehors. Alors oui, je bougeais entre ici et chez ma copine. Maintenant qu’il n’est plus là, je crois que le choix est fait.
Il engloutit la moitié de sa canette — un chimay rouge à 7° — et la posa sur une table en verre, à côté d’un cendrier où traînaient des restes de joints. La flic essayait de situer le zozo : un gosse rebelle, sans doute gâté dans sa jeunesse. La mort récente du père ne paraissait pas vraiment l’affecter.
— Parlez-moi des circonstances du décès.
— J’ai déjà tout raconté à la police et…
— S’il vous plaît.
Il soupira.
— J’étais dans le garage. Depuis que mon vieux n’a plus de voiture, on y a installé nos instruments de musique. Je composais un morceau avec un pote et ma copine. Il devait être 20 h 25 quand j’ai entendu un gros boum à l’étage. Je me suis d’abord précipité ici, parce qu’à cette heure-là, c’est les informations, mon père ne se lève jamais de son fauteuil. Alors, je suis monté au premier, puis j’ai vu que la porte du grenier, au second, était ouverte. Ça, c’était bizarre.
— Pourquoi ?
— Mon père avait plus de quatre-vingts balais. Il bougeait encore pas mal, il sortait même parfois à pied dans la ville, pour aller à la bibliothèque, mais il ne montait plus jamais, à cause des marches trop raides. Quand il voulait mater l’un de ses films, il me demandait toujours.
Lucie se savait sur la bonne piste. Un fait aussi soudain qu’inattendu avait provoqué un déclic chez le père, le poussant à monter sans réclamer l’aide de son fils.
— Ensuite, dans le grenier ?
— C’est là-dedans que j’ai découvert son corps, au pied de l’échelle.
Luc fixa le sol, les pupilles dilatées, puis se ressaisit en une fraction de seconde.
— Du sang coulait sous son crâne. Il était mort. Ça m’a fait drôle de le voir comme ça, immobile, les yeux ouverts. J’ai immédiatement appelé les secours.
Il reprit sa bière d’une main ferme, ne laissant rien transparaître. Quelque part, un fils né sur le tard n’avait sans doute vu en son géniteur qu’un vieillard maladroit, qui n’avait jamais pu partager une partie de foot avec lui. Lucie hocha le menton vers la peinture d’un homme âgé, regard ferme, iris noirs. Une gueule aussi sévère que la Muraille de Chine.
— C’est lui ?
Il acquiesça, les deux mains serrées sur sa canette.
— Papa, dans toute sa splendeur. Je n’étais même pas né quand on l’a peint. Il avait déjà cinquante ans, vous vous rendez compte ?
— Quel était son métier ?
— Conservateur à la FIAF, la Fédération internationale des archives du film, et il s’y rendait régulièrement, pour fouiner. La FIAF est un organisme chargé de préserver l’héritage cinématographique de nombreux pays. Mon père a passé sa vie dans le cinéma. C’était sa grande passion, avec l’histoire et la géopolitique de ces cent dernières années. Les grands conflits, la guerre froide, l’espionnage et le contre-espionnage… Il en connaissait un sacré rayon.
Il leva les yeux.
— Vous m’avez raconté, au téléphone, qu’il y avait un problème avec l’un des films du grenier ?
— Oui, celui qu’il voulait probablement récupérer, ce soir-là. Un court métrage de 1955, où l’on voit en scène d’ouverture une femme se faire crever un œil. Cela vous dit quelque chose ?
Il prit le temps de la réflexion.
— Absolument pas. Je ne regardais jamais ses films, ses vieux machins sur l’espionnage ne m’intéressaient pas. Et mon père, lui, les visionnait toujours dans sa salle privée. Il était un fou de cinéma, et un acharné, capable de voir le même film vingt, trente fois.
Il lâcha un rire nerveux.
— Papa… Je crois qu’il piquait beaucoup de ces bobines à la FIAF.
— « Piquait » ?
— Piquait, oui. Ça faisait partie de ses petits défauts de collectionneur, il n’a jamais pu s’en empêcher. Une espèce de tic obsessionnel, si vous voulez. Je sais qu’il s’arrangeait avec pas mal de ses collègues qui faisaient pareil. Parce que, normalement, ces films, ils ne sortent jamais de là-bas. Mais papa, il ne voulait pas que ces bobines croupissent dans d’immenses couloirs sans âme. Il était du genre à caresser ses boîtiers comme on caresse un vieux chat.
Lucie l’écouta, puis lui parla de la gamine de la balançoire, de la scène du taureau. Luc continuait à nier et paraissait sincère. Elle le pria alors de l’emmener au grenier.
Dans la cage d’escalier, elle comprit pourquoi le père ne montait plus, les marches défiaient la verticalité. Une fois sur place, Luc partit vers l’échelle et la fit rouler jusqu’au coin opposé :
— L’échelle se trouvait à cet endroit, précisément, quand j’ai découvert le corps.
Lucie observait l’endroit avec attention. L’antre intime d’un passionné.
— Pourquoi a-t-elle bougé ?
— Des tas de personnes sont passées ici, et risquent encore de venir. Depuis hier matin, les films partent comme des petits pains.
Lucie sentit une connexion soudaine s’établir dans sa tête.
— Tous les visiteurs ont acheté des films ?
— Euh… Non, pas tous.
— Précisez.
— Il y a ce gars, venu juste après votre ami, qui avait l’air bizarre.
Il marchait au coup par coup, plus très vif. La bière, de toute évidence.
— Précisez encore.
— Il avait les cheveux très courts. Blonds, coupe en brosse. Moins de trente ans. Un balèze avec des rangers ou des pompes dans le même genre. Il a tout fouillé au grenier, on aurait dit qu’il cherchait quelque chose de bien précis parmi les bobines. En définitive, il n’a rien pris, mais il m’a demandé si des gens étaient déjà venus et avaient déjà embarqué des films. Alors, je lui ai parlé de votre Ludovic Sénéchal. Quand je lui ai raconté, pour ce film sans étiquette qu’il avait emmené, le type m’a dit qu’il aimerait bien discuter avec Sénéchal. De ce fait, je lui ai filé l’adresse.